Journal
Jean Cocteau metteur en scène de La Voix humaine - Sans se perdre dans les larmes
La Voix humaine occupe l’affiche de l’Opéra Garnier du 23 novembre au 12 décembre, associée au Château de Barbe-Bleue, dans une nouvelle production signée Krystof Warlikowski. A la lumière du sixième tome du Passé défini de Jean Cocteau, Gilles Macassar s’attarde sur l'étroite collaboration de l’écrivain avec Denise Duval pour la création de la partition de Poulenc salle Favart le 6 février 1959.
Du 16 juillet 1951 au 10 octobre 1963, à la veille de sa disparition, Jean Cocteau a tenu régulièrement un journal privé, qu’il a intitulé d’emblée Le Passé défini. Ne le destinant à la publication qu’après sa mort (par les soins de son héritier, le peintre Edouard Dermit, son compagnon et fils adoptif), le poète l’a rédigé sur le vif, sans souci du qu’en-dira-t-on, sans fard ni feinte. Cru parfois, mais toujours vrai et sans dérobade.
Paru chez Gallimard en huit tomes échelonnés sur trente ans (du 20ème anniversaire de la mort de l’artiste, en 1983, au cinquantenaire, en 2013), Le Passé défini est une des œuvres majeures de Cocteau prosateur, un témoignage capital. Le sixième tome (1) est consacré aux années 1958/59. Elles sont occupées en partie par la création de La Voix Humaine, la « tragédie lyrique en un acte » que Poulenc a tirée de la pièce de Cocteau, montée en 1930 à la Comédie-Française, et qu’il destine à Denise Duval, sa soprano-fétiche, récente triomphatrice des Dialogues des Carmélites. « Paganini du violon d’Ingres » comme il aimait à se définir, Cocteau doit mettre en scène à l’Opéra Comique ce nouvel avatar de son monologue (première, le 6 février 1959), en assurer décor et costume, tout en réglant le jeu de la cantatrice.
Si on a souvent reproduit des extraits de la correspondance de Francis Poulenc (2), qui illustrent bien la fièvre et l’euphorie entourant cette création, on connaît moins — faute d’avoir pu les citer — les réflexions du Passé défini qui commentent à chaud cette période, versant Cocteau. Elles brossent pourtant un tableau très concret et très vivant de l’intense travail théâtral entre le poète et Denise Duval. Un tableau chargé, aussi, d’émotion et de ferveur. Maintes fois proclamée dans son journal, l’admiration de Cocteau pour le compositeur et son interprète favorite est d’autant plus touchante, qu’on y devine une gratitude secrète pour le tribut que les notes de Poulenc et le chant de Duval offrent à ses mots : une résonance et une pérennité dont ils n’auraient peut-être pas été assurés sans le secours de la musique.
La Voix humaine, au fil du Passé défini
Tout commence à table. A la date du 2 avril 1958, Cocteau note : « Poulenc est venu déjeuner (…) Il avait le livre de La Voix humaine ouvert devant son assiette, et tout en dévorant, il nous raconta en détail comment il construisait son opéra. Il a fort bien compris que la femme doit être jeune pour être plainte, et que la pièce était construite par épisodes. »
Presque quarante ans après Les Mariés de la Tour Eiffel et les extravagances du Groupe des Six et du bateleur du Coq et l’Arlequin dans le tourbillon des « Années Folles », Poulenc et Cocteau collaborent à nouveau, étonnés de ne pas s’être retrouvés plus tôt. La Voix Humaine a été suggérée au musicien, au sortir d’une représentation à la Scala de Milan, par son ami Hervé Dugardin, le directeur des éditions Ricordi à Paris (la partition lui est dédiée, ainsi qu’à sa femme Daisy). « L’œuvre devait d’abord être écrite pour la Callas, mais Poulenc craint qu’elle n’établisse une interprétation trop théâtrale et qui servirait ensuite d’exemple. Il a déjà choisi ses futurs interprètes ». Sous-entendu, Denise Duval en tête.
L’affaire s’enclenche dans un climat de confiance : « J’admire chez Poulenc le sérieux avec lequel il aborde un travail et je laisse libre de décider des coupures ». Le résultat suit rapidement. A la date du lundi 11 août 1958 : « C’est aujourd’hui que Poulenc me joue et me chante sa partition. On nous prête l’auditorium de Radio Nice (…) Cela tient de la notation que Racine établissait pour la Champmeslé. Ni récitatif ni chant, ni Schoenberg ni Debussy. Une sorte de manière décisive de jouer mon acte sans se perdre à droite et à gauche dans les larmes. L’œuvre exige davantage qu’une chanteuse : une tragédienne. C’est pourquoi Poulenc attache une telle importance à ne pas chercher simplement une vedette (la Callas, par exemple) qui imprimerait un style personnel à l’œuvre au lieu d’en suivre la ligne ».
L’entrée de Denise Duval dans le « team Cocteau-Poulenc » est préparée de main de maître. Comme l’atteste le journal de l’année 1959, c’est le 2 janvier que se produit « la «première répétition avec Denise Duval, Poulenc au piano, de six à huit, dans la salle de Radio Nice ». La chanteuse n’oubliera jamais ce premier contact (3) : « Il a regardé mon visage … Vous avez deux choses, les yeux et la bouche, de grands yeux et une grande bouche … Il y en a une en trop, c’est la bouche, on ne va faire que les yeux ». Révéré par les cinéastes de la Nouvelle Vague, le réalisateur du Testament d’Orphée a le regard juste, et divinateur. Tout comme son jugement sur les êtres ! « Duval est adroite, docile et naïve. Elle est intelligente et s’adapte vite ». Reste à corriger un « bafouillage corporel » auquel les médiocres régisseurs d’opéra de l’époque sont bien incapables de prêter attention, et plus encore de remédier. « J’ai beaucoup de mal à déshabituer Duval de cette négligence des cantatrices qui ne savent pas qu’un geste doit toujours se produire avant ou après la parole mais ne pas former pléonasme avec elle ». Cet apprentissage productif console Cocteau de ses déboires à la Comédie-Française, où La Voix humaine est reprise depuis quatre ans dans une mise en scène sabotée par Jacques Charron, avec une sociétaire déclinante : « La pauvre Louise Conte me bousille la pièce, et c’est moi qui trinque ».
La musique de Poulenc enthousiasme aussi Cocteau, au point de lui faire risquer des jugements pour le moins aventureux :« Dans Pelléas, comme du reste dans tous les opéras, le texte n’est que prétexte à musique, on a peine à entendre les paroles. Avec La Voix Humaine, c’est la première fois que la musique sert le texte, au lieu de se servir de lui … Au lieu de se perdre, le texte est comme renforcé par le chant ». Toujours le 5 janvier, il rend pleine justice à la chanteuse : « Denise a cette voix de métal, toute droite et sans faiblesse, la trompette de l’ange. » Et Cocteau de se sentir un nouveau Pygmalion : « Je me demande si je ne pourrai pas faire de Denise Duval une actrice extraordinaire, telle qu’il n’en existe pas actuellement sur les planches.»
Le 7 janvier (à peine une semaine après le début des répétitions), un premier « filage » est organisé devant quelques intimes (dont Francine Weisweiller, chez qui loge Cocteau, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, dans sa villa Santo Sospir, dont il a peint, « tatoué », les murs). « Sans voix, sans orchestre, sans décor, avec ce vieux piano délabré, la répétition arrive à les émouvoir. Duval précise et très émouvante, Poulenc jouant sur une casserole comme si c’était un Bechstein ».
Désormais, la confiance de Cocteau dans le succès de l’entreprise (qu'il cornaque depuis la Côte d'Azur, où le retiennent des ennuis de santé et ses travaux de peintre à Menton) ne se dément plus. Fin janvier, il consigne dans son journal un message de bon augure : « Il paraîtrait qu’à la dernière répétition, Denise Duval a fait pleurer les machinistes ». Et à la page du 28 : « Denise Duval tiendra le coup à la fois comme cantatrice et comme comédienne, Poulenc avait raison. Les ogresses (Callas, Tebaldi) mangent le texte et la musique. Elles ne veulent qu’elles et que l’œuvre serve de prétexte à se servir. Denise nous sert.»
Le 7 février, lendemain de la première à Favart, le ton du Passé défini exulte : « Voici que nous venons de recevoir le coup de téléphone que j’espérais pour finir ce cahier. La Voix humaine a remporté un triomphe ».
Alors que Poulenc et sa soprano se sont envolés pour Milan où l’œuvre est reprise en parallèle avec Paris (à la Piccola Scala), Cocteau revient sur les mérites de sa nouvelle interprète, et refait le film … « C’est pour Denise que je suis heureux ! Sa gentillesse la condamnait à l’ombre, la livrait pieds et poings liés aux garces de l’Opéra. Seulement l’ombre ne veut plus d’elle, et les garces peuvent cuver leur rage. Elle a gagné la gloire qu’elle mérite. »
Quelques jours plus tard, le 17 février, nouvelle salve — encore plus claironnante et hagiographique — pour celle que Poulenc surnomme son « rossignol à larmes », et que le réalisateur de La Belle et la Bête a si bien transformé en biche aux abois, le regard éperdu et surligné de khol. « La Callas est une vaste blague. S’il y avait une justice, on devrait embrasser l’ourlet de la robe de Denise Duval, miracle des planches. Mais elle aussi chasse le bluff et tue les microbes de la gloire parisienne. Dans son genre, c’est une Sainte.»
Gilles Macassar
(1) Le Passé défini, VI, 1958-1959, texte établi par Pierre Caizergues, Francis Ramirez et Christian Rolot, NRF, Gallimard (2011)
(2) Francis Poulenc, Correspondance (1910-1963), réunie, choisie, présentée et annotée par Myriam Chimènes, Fayard (1994)
(3) La Voix humaine (+ Il segreto di Susanna, de Wolf-Ferrari), Agnès Terrier, programme de l’Opéra-Comique, mars 2013
NB : On ne manquera pas rappeler l’existence du précieux ouvrage que Bruno Bérenguer a consacré à la créatrice de La Voix humaine : « Denise Duval », préface de Georges Prêtre (2005, Ed. Symétrie, 254 p.)
Bartók : Le Château de Barbe-Bleue / Poulenc : La Voix Humaine
Les 23, 27 et 29 novembre, 2 ; 4, 6, 8, 10 et 12 décembre 2015 (avant-première réservée au moins de 28 ans le 20 novembre)
Paris – Palais Garnier
www.concertclassic.com/concert/le-chateau-de-barbe-bleue-la-voix-humaine
Photo © Maison Jean Cocteau à Milly-la-Forêt
(Concertclassic adresse ses plus vifs remerciements à Madame Pascale Leautey, Directrice de la Maison Jean Cocteau de Milly-la-Forêt
Site de la Maison JeanCocteau : www.maisoncocteau.net
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