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10e Biennale de quatuors à cordes de la Philharmonie de Paris – Une Biennale, trois concerts, deux questions – Compte-rendu
Voici près de vingt ans que l’équipe de la Villette tient son pari : agréger un public prêt à s’embarquer pour dix jours de concerts rien que de quatuors à cordes. En 2003, c’était une gageure. Maintenant, dans un pays où, notamment grâce aux actions menées par ProQuartet, de jeunes formations d’excellente qualité ont vu le jour et ont pu se faire connaître, ce serait presque un « must ».
Quatuor Hanson © Rémi Rière
La fine fleur
Comme à chacune édition de ce festival, une quinzaine de formations sont invitées pour donner au total près de vingt concerts, axés autour d’un thème (Dvořák cette année). Des master-classes (Alfred Brendel, Irvine Arditti), une conférence (Philippe Manoury), des auditions, ouvertes gratuitement au public, complètent cette généreuse proposition. La Philharmonie invite la « fine fleur » des interprètes qui ont dévolu leur vie à ce genre instrumental à la fois le plus sobre, le plus exigent – en même temps que le plus vivant qui soit aujourd’hui : en témoigne le nombre de compositeurs qui écrivent de nos jours pour quatuor, que reflètent les six commandes passées à des compositeurs, nouveaux à chaque Biennale (1).
Dans la cour des grands
Notre premier concert fut celui des Hanson (photo). Voilà une formation inconnue jusqu’à son double CD Haydn (Diapason d’or de l’année 21, Choc Classica, Disque de la Semaine de Concertclassic) qui s’est montrée dans une forme éblouissante. Le concert s’ouvrait sur un quatuor de Dvořák (le 8e op. 80) manifestement malhabile dans son écriture – « libre » diront les indulgents – en fait sans maîtrise ni de la forme, ni du développement des idées, avec une construction bancale dans chacun des quatre mouvements, où les idées sont juxtaposées « avec une coupable négligence quand on en a autant de belles» lui a souvent reproché Brahms. Le voici, ce quatuor qu’on a du mal à écouter sans ennui, devenant sous les archets des Hanson un organisme vivant, plein de couleurs jusqu’à parfois en être luxuriant. Le plaisir de ces quatre là à jouer ensemble « crevait l’écran » (2) ! Leur 1er Quatuor de Ligeti (récemment enregistré) fut une fête dans l’art de la conduite d’un étrange récit, mi post-bartókien, mi parodique, qui peut, lui aussi, sembler morcelé quand on ne le maîtrise pas avec tant d’intelligence. Avec ses glissades en sons harmoniques en mouvement perpétuel, la fin de l’ouvrage est féerique. Le public retenait son souffle. Voilà un ensemble qui se produisait pour la première fois dans la Biennale, qui joue manifestement désormais « dans la cour des grands ».
Quatuor Jerusalem © Felix Broede
Un époustouflant Quatuor « Américain »
Le lendemain, le Quatuor Jerusalem offrait une « monographie » dvořákienne. Cet ensemble a enregistré en 2006 le magnifique quatuor dit « Américain » dans une version qui, avec celle du regretté Quatuor Pavel Haas (2010), fait toujours grandement autorité. Dans ce 12e Quatuor, qui est un chef-d’œuvre de sa première à sa dernière note, leur maîtrise du son, du galbe du phrasé collectif comme individuel (le dernier thème du mouvement lent au violoncelle !) sont époustouflants. Mais, malgré l’adjonction des deux suprêmes chambristes que sont Miguel da Silva (altiste du défunt Quatuor Ysaÿe,) et le violoncelliste Gary Hoffman, le Sextuor op.48 (1878) placé en seconde partie, à peu de choses près contemporain du quatuor que jouaient la veille les Hanson – souffrait exactement des mêmes défauts. Cette Biennale conforte décidément l’exactitude du jugement de l’Histoire : seul ce quatuor « Américain » ainsi que son successeur (le 13ème joué par les Hagen) méritent leur place au répertoire. On regretta donc qu’un tel ensemble ne nous ai pas offert, en deuxième partie, du « lourd », comme par exemple du Chostakovitch, ou du Beethoven – lui totalement absent de cette Biennale (3).
Quatuor Arod © Julien Benhamou
Défi exaltant et ... abyssal ennui
Vainqueur du prestigieux Concert de ARD de Munich en 2016 (le premier quatuor français depuis les Ebène en 2004), le Quatuor Arod avait déjà offert au public de la Biennale 2018 un mémorable 2ème Quatuor de Zemlinsky. D’entrée, le voilà qui se jette dans ce qui est, aujourd’hui encore, sans doute le plus « moderne » des six quatuors de Bartók (le préféré de Pierre Boulez). Il a près d’un siècle (1927), et pourtant son encre semble à peine sèche. Cette œuvre d’un quart d’heure jouée en continu, peut sembler à première écoute bien déroutante, âpre, revêche même. Elle n’est que tension. Quel défi ! Admirablement relevé par les Arod, qui jouèrent avec feu, et sans dureté jamais. Mais le reste du concert fut décevant : la jeune compositrice chinoise Li Qi annonce un « journal de bord musical de Pékin » … mais sans qu’on sente à aucun moment de ses dix minutes abyssalement ennuyeuses la moindre affinité avec l’esprit du quatuor. Cette pièce aurait-elle sonné différemment si elle avait été jouée par quatre flûtes à bec ? Quant au 11ème Quatuor de Dvořák, il a beau être séparé de cinq ans de celui qui avait été joué la veille par les Hanson, les mêmes défauts s’y trouvent. Heureusement, le bis fut salvateur : que n’avions nous entendu en entier ce Quatuor de Debussy dont le mouvement lent a été joué avec un mélange idéal de liberté et de grâce.
© Julien Benhamou
Pourquoi pas un vivant ?
Nous finirons sur quelques questions aux organisateurs. Côté programmation : pourquoi Dvořák, et pourquoi une telle abondance de commandes ? Pourquoi ne pas se concentrer sur un compositeur vivant à découvrir, et en réécouter d’autres ? Vivent les 2èmes, 3èmes auditions qui permettraient de se familiariser avec certaines des commandes passées jamais réentendues (Verunelli, Filidei, James Dillion dans les éditions de 2016 et 2018 par exemple). On pourrait aussi faire le point sur certaines œuvres de compositeur français à l’ample catalogue de quatuors (Philippe Hersant, Nicolas Barri, Pascal Dusapin, Philippe Fénelon, Jacques Lenot …). Côté interprètes : près de la moitié des formations est « abonnée » à ces Biennales depuis de nombreuses éditions (Arditti, Borodine, Hagen, Modigliani, Danel, Diotima, Casals). Leur réputation est établie, pour certains depuis des décennies (Borodine, Hagen). Ne pourrait-on faire place à d’excellentes formations plus récentes comme les quatuors Yako, Novus, Maxwell, Mettis, Tana, Castilian ? Car abondance de magnifiques ensembles, il y a bel et bien désormais. Alors, vivement la Biennale de 2024 !
Stéphane Goldet
(1) Cette année (covid oblige : annulation des Quatuor Diotima et Takacs) seules trois des six créations prévues ont vu le jour – toutes écrites par des compositrices (Li Qi, Magda Olivares et Julia Lacherstorfer)
(2) Ce plaisir était particulièrement visible du fait que ce groupe jouait sans masque (ce qui ne fut le cas ni des Arod, ni des Danel, ni des Hagen, ni des David Oïstrakh). On ne dira jamais assez fort, avec Emmanuel Levinas, à quel point « le visage est relation » —ce qui, en matière de concert, n’est pas secondaire…
(3) Pas un seul quatuor de Beethoven en vingt concerts (et même très peu de répertoire viennois, en fait) : ce fut sans doute une volonté délibérée des organisateurs — le Quatuor Jérusalem jouant à quelques jours de ce concert un des Quatuors op. 59 "Razumovski" en Suisse. Le covid ayant provoqué l’annulation de toutes les « intégrales Beethoven » prévues dans le monde en 2020 (dont celle du Quatuor Ebène à la Philharmonie de Paris), on peut se demander si cette absence était justifiée.
Philharmonie de Paris, 10e Biennale de quatuors à cordes
19 (Quatuor Hanson), 20 (Quatuor Jerusalem, Miguel da Silva, Gary Hoffman) et 21 janvier 2022 (Quatuor Arod)
Photo © Julien Benhamou
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