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3 Questions à Marie-Louise Langlais, musicologue - Les Mémoires de Charles Tournemire enfin accessibles
Dans la droite ligne du Colloque L'Orgue à Paris dans les années 30 que vous avez organisé en juin 2010 au C.R.R. de Paris (1), et dont les actes ont été publiés l'année suivante par la revue L'Orgue (2), vous présentez sur Internet Éclats de Mémoire, un pdf de 172 pages consacré aux « Mémoires » de Charles Tournemire, que vous restituez et annotez (3). Pourquoi cette démarche ?
Marie-Louise LANGLAIS : Charles Tournemire (1870-1939), organiste, improvisateur et compositeur, fut l’un des élèves de Franck et son successeur indirect à l’orgue Cavaillé-Coll de la basilique Sainte-Clotilde à Paris pendant quarante-deux ans, de 1898 à 1939. Mais si l’orgue de Sainte-Clotilde révéla l’organiste et l’improvisateur, il a malheureusement, en même temps, laissé dans l’ombre le compositeur symphoniste « généraliste », auteur de huit symphonies pour grand orchestre, opéras, oratorios et musique de chambre.
Or Tournemire, se considérant comme un compositeur à part entière, souffrit de n’être pas apprécié à sa juste valeur. S’estimant injustement ignoré , il se mit, au début des années 30, à rédiger tout à la fois ses « Mémoires », un « Journal » et le catalogue commenté de ses œuvres, recopiant également en les annotant un grand nombre de textes littéraires qui l’avaient inspiré.
Après sa mort, en novembre 1939, sa veuve, Alice Tournemire, réunit cet ensemble sous le titre général de « Mémoires » et contacta deux éditeurs parisiens successifs qui refusèrent de les publier, les jugeant excessifs vis à vis de protagonistes encore vivants. Alice Tournemire ne renonça pas pour autant à mettre ces textes au jour ; elle les expurgea d’abord, puis en dicta une version raccourcie avant d’en faire disparaître le manuscrit original. Ainsi, pensait-elle, tout ce qui pourrait encore blesser les uns ou les autres disparaitrait définitivement.
Après sa mort, en 1996 à l’âge de 95 ans, ces « Mémoires » restèrent dans l’ombre ; certains en eurent connaissance et en citèrent, çà et là, divers extraits. J’en ai eu personnellement connaissance au début des années 2000, mais la décision de le publier intégralement ne fut prise qu’en 2013, avec l’accord de la nièce d’Alice Tournemire, Odile Weber, toute dévouée à sa tante et au souvenir de Tournemire. En 2014, en effet, 75 ans après la mort du compositeur, le temps semblait enfin venu de rendre public ces écrits oubliés.
S’agissant d’un texte hétérogène et tronqué, il m’apparut plus « musicologique » de lui donner le titre général d’Éclats de Mémoire et de le publier non en un livre broché mais sous forme d’un pdf, en libre accès sur Internet, pour une diffusion donc beaucoup plus large.
Charles Tournemire © collection Odile Weber
Quel est l’intérêt de ces « Mémoires » de Tournemire ?
M.-L. L. : Peu d’amateurs de musique connaissent le nom de Tournemire aujourd’hui, si ce n’est le monde des organistes, en partie grâce à son Orgue mystique (253 pièces d’orgue réparties en 51 Offices de l’année liturgique catholique) ; Tournemire y élève, comme l’avait fait avant lui Bach avec le choral protestant, un monument au chant grégorien dont il paraphrase librement les magnifiques mélodies.
Ces Éclats de Mémoire, à travers un assemblage de textes divers, dépeignent le compositeur sous divers angles : conteur, quand il évoque sa jeunesse et sa formation (on notera en particulier un émouvant portrait de César Franck), analyste de sa propre musique, quand il commente en détail le catalogue de son œuvre, ou encore lecteur infatigable d’auteurs tombés aujourd’hui dans l’oubli, Joseph Péladan ou Léon Bloy, qui l’influenceront fortement tout comme les poètes du Moyen-Âge ou les textes sacrés ; mais on s’attardera tout particulièrement sur la lecture de son « Journal » des années 30, rédigé presque quotidiennement de 1933 à sa mort, en novembre 1939 ; ces écrits pleins de verve et de commentaires à l’emporte-pièce, souvent à contre-courant des modes musicales, dépeignent sans tabou une période de notre histoire musicale particulièrement faste.
Quelle est l’importance de l’œuvre de Tournemire aujourd’hui ?
M.-L. L. : L’œuvre de Tournemire, très vaste, n’est pratiquement plus jouée en public, mis à part, à l’orgue, certains extraits de L’Orgue mystique, toujours les mêmes d’ailleurs (Office de l’Assomption, de l’Épiphanie, certains extraits de ses Sept Chorals Poèmes d’orgue pour les sept paroles du Xrist) ; heureusement, il reste ses improvisations gravées à l’orgue de Sainte-Clotilde en 1930 et 1931 et reconstituées par Maurice Duruflé en 1958, dont, au passage, il faut souligner l’oreille exceptionnelle. Tout le génie fougueux de Tournemire s’y exprime en des architectures impeccables, et les jeunes organistes sont les premiers à jouer, aujourd’hui, ces pièces miraculeusement conservées. Soulignons aussi le travail extraordinaire accompli par certains musicologues, Joël-Marie Fauquet en France, Robert Lord et Stephen Schloesser aux États-Unis, entre autres, pour préserver, recenser, faire jouer et expliquer la musique de Tournemire.
À l’inverse, L’Église catholique, dont le compositeur se voyait comme le premier serviteur, s’est éloignée de lui. En modifiant ses rites après Vatican II, en écartant, de fait, le chant grégorien de la plupart des offices pour favoriser d’autres sources mélodiques, elle a implicitement gommé l’immense travail accompli par Tournemire pour rendre toute sa place au premier socle de son inspiration : le plain chant. Or, comme il le disait lui-même avec un sens assumé de la provocation : « Toute musique qui n’a pas pour base la glorification de Dieu est inutile ». Puissent ces Éclats de Mémoire renouveler l’intérêt du XXIe siècle pour cette musique étrange et neuve qui ne peut pas éternellement sombrer dans l’oubli collectif.
Propos recueillis par Michel Roubinet, le 4 février 2014
(1) Colloque L’Orgue à Paris dans les années 30 – 3 Questions à Marie-Louise Langlais, professeur d’orgue au C.R.R. de Paris
www.concertclassic.com/article/colloque-lorgue-paris-dans-les-annees-30-3-questions-marie-louise-langlais-professeur-dorgue
(2) L’Orgue à Paris dans les années 1930 – Actes du colloque international organisé du 3 au 5 juin 2010 au C.R.R. de Paris, L’Orgue n° 295-296 (2011/III-IV – 348 pages), distribution Symétrie, avec notamment un article de Sylvie Mallet : Charles Tournemire et L’Orgue mystique (1927-1932) et l'évocation par Marie-Louise Langlais de La restauration de l’orgue de Sainte-Clotilde en 1933.
symetrie.com/fr/titres/l-orgue/l-orgue-a-paris-dans-les-annees-1930-actes-du-colloque
(3) Charles Tournemire – Éclats de Mémoire, avant-propos, notes et épilogue de Marie-Louise Langlais
ml-langlais.com/Tournemire.html
Photo © DR
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