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Antipodes par la Compagnie Grenade au Grand Théâtre de Provence – Façons de danse – Compte-rendu

 
Josette Baïz, lors de sa longue carrière de danseuse et chorégraphe, a connu toutes les tisanes, toutes les huiles essentielles, tous les alcools chorégraphiques. Cette ancienne de Jean-Claude Gallotta est une possédée, et une possédée salutaire, car elle aide à faire connaître les mouvances de son art, à  questionner tout en sachant séduire par son propre talent créateur. Avec tout de même un maître mot qui se dégage généralement de sa démarche, le rythme, car lorsqu’on fait travailler des jeunes, ce qui est son cas,  il est l’atout maître. D’innombrables actions éducatives l’ont fait connaître un peu partout et notamment dans la région d’Aix-en-Provence où travaille son petit Groupe Grenade, créé en 1998, alors qu’avec la Compagnie Grenade, elle gère des enfants et des jeunes de 7 à 18 ans, avec un charisme qui ne laisse personne indifférent
 
Le Grand Théâtre de Provence, attentif au riche travail de cette passionaria généreuse, propose régulièrement ses programmes. Et au sein d’une vaste tournée avec d’autres œuvres, voici donc à Aix-en-Provence, en création, le dernier né de sa compagnie, Antipodes, pour lequel, sans chorégraphier elle-même, elle propose des pièces de créateurs contemporains très opposés. Elle y fait se succéder, en effet miroir, quatre points cardinaux de la façon dont la danse projette sur nous aujourd’hui les secousses d’un globe qui ne tourne plus guère rond. Il y a de la danse de rue, du wokisme, du brutal affrontement, et de la débauche visuelle et sexuelle dans cette confrontation, dont le succès doit beaucoup à l’engagement des danseurs de Grenade et à l’aura populaire dont jouit cette artiste portée par le mouvement, aux fins d’arracher les humains à leur torpeur et faire sortir d’eux les flux qui les parcourent souterrainement.  Pour le meilleur et pour le pire !
 

Sias (chor. Les Filles de Mnemosyne)

Eliminons ce qui a conclu le spectacle et nous a paru le pire, bien qu’acclamé par un public groupie : Sias, chorégraphié par le collectif Les Filles de Mnemosyne. Sur fond de musique électronique tonitruante, et éclairé par des flashes aveuglants, un lourd défilé comme sur un podium de couture pour société droguée: silhouettes avançant en se dandinant comme une houle provocante, sanglées dans des tenues façon latex, limite sado-maso, postérieurs frétillants de la façon la plus explicite.  Bref, l’ensauvagement sophistiqué, et gratuitement violent : on subit, mais on apprend …
 
En contrepoint, la grâce un peu naïve de Petite Dernière, une charmante saynète signée Claire Laureau et Nicolas Chaigneau où trois danseurs, après avoir gentiment interpellé la salle et fait venir un spectateur imaginaire, miment les Variations Goldberg de Bach en basculant leurs bras à la façon de la frappe d’un pianiste. Exercice de style et de bonne humeur qui détend dans cet univers sombre que déroule le spectacle.
 
On aura aussi apprécié la profondeur, proche de celle d’un Mats Ek, de The Roots, pièce fameuse de Kader Attou, qui fut jusqu’à l’an passé Directeur du CCN de la Rochelle. Elle puise ses racines dans la rue, et développe astucieusement les ramifications du hip hop, dont Kader Attou est un maître, entre expressionnisme urbain, et désir d’ailleurs. On ne dit jamais assez, même s’il est d’usage de le mépriser, combien le hip hop peut être un art, en dehors de la phénoménale virtuosité et de l’incroyable sinuosité qu’il requiert. The Roots est comme une forêt d’algues agitées par toutes sortes d’émotions.
 

Young men (chor. Ivàn Perez) © Leo Ballani
 
 Apogée avec Young men, chorégraphié par l’espagnol Ivàn Perez, proche du Nederlands Dans Theater, qui ramène un peu aux codes de la danse israélienne, si organique, et  portée par un humanisme déchirant. Là, il s’agit d’une véritable orfèvrerie de combats, de dures séquences d’entraînement dans un camp militaire, adoucies par des élans de tendresse et de fraternité portés par de superbes et rapides duos. Tout s’emboîte, s’enchaîne dans ce dilemme vital, cette ronde infernale, sur la musique prenante de Keaton Henson.
 
Un programme effectivement riche de contrastes, qui porte bien son nom d’Antipodes. Ce sont là les choix de Josette Baïz, sa grille de lecture pour permettre au spectateur de faire les siens et de retrouver  dans ce panier où, on l’a dit,  le meilleur côtoie le pire, quelques thématiques gestuelles de l’époque, quelques obsessions du moment. Et de savourer avec bonheur l’engagement irrésistible et touchant de ses danseurs, vivants, vibrants, solaires : à commencer par un certain Ojan Sadat Kyaee dont la présence incontournable et la gestique frappante conquièrent  immédiatement.
 
Jacqueline Thuilleux

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, le 6 novembre 2023. www.josette-baiz.com    
 
Photo (Roots, chor. Kader Attou) © Leo Ballani

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