Parallèlement au Conservatoire de Paris, l’offre d’enseignement, au mitan de la seconde moitié du siècle dernier, se trouva enrichie de manière inespérée par la présence de maîtres d’envergure internationale dans divers conservatoires de première couronne. Ainsi, pour l’orgue, Marie-Claire Alain à Rueil-Malmaison, André Isoir à Boulogne-Billancourt, Gaston Litaize à Saint-Maur-des-Fossés. Dans les nouveaux bâtiments du CRR de Saint-Maur, Litaize, créateur de la classe d’orgue, obtint la construction d’un orgue Danion-Gonzalez pour l’Auditorium (1). Plusieurs fois légèrement retouché, il a fait l’objet d’une restauration exemplaire par Yves Fossaert – opus ultimus du maître-facteur qui part en retraite. Neuf mois de travaux reprenant en partie des projets Litaize et Latry n’ayant pas trouvé précédemment de financement : remplacement de la si peu fiable « mécanique à rubans » de Danion par une mécanique traditionnelle de grande qualité, reprise de l’harmonie Grand Orgue, Récit et Pédale, changement des anches pour Trompette et Clairon du Grand Orgue, des moteurs de registres (console)… L’esthétique initiale est naturellement conservée, l’ensemble sonnant désormais de façon optimale.
 
Pour fêter l’orgue rénové, un demi-siècle après l’inauguration initiale, un casting de luxe offrit un survol de l’histoire des lieux et une démonstration de ce qu’un orgue de conservatoire doit permettre : aborder tous types de répertoires, la gageure des gageures. Olivier Latry, successeur de Litaize à Saint-Maur (1990-1995), ouvrit le feu avec maestria : Prélude et fugue en sol majeur BWV 541 de Bach, Lied des fameuses Douze Pièces de Litaize, d’une singulière complexité au gré d’un développement en constante métamorphose, virtuosissime Prélude et fugue en sol mineur de Dupré. De « l’évocation » d’un plenum baroque à celle de fonds, jeux de détail et progression symphoniques, le tout d’une présence vive et acérée – où l’on sent bien que, sur ces claviers et dans cette acoustique « immédiate », rien ne pardonne !
 

Robin Pailette (cor), Hélène Gueuret (cor anglais), Éric Lebrun, Yves Fossaert (facteur d'orgues), Olivier Latry, David Cassan, Thierry Escaich © Mirou

 
David Cassan prit la suite : actuel successeur de son maître Pierre Pincemaille comme professeur d’improvisation, il fit entendre Prologue et Noël varié de l’organiste de la basilique Saint-Denis, juste reflet, à haut risque !, de ses improvisations si prisées, puis la conclusion de L’Oiseau de feu de Stravinski, version Pincemaille. Un défi pour l’instrument, relevé haut la main par un interprète de talent.
 
Actuel titulaire de la classe d’orgue, depuis déjà vingt-huit ans, Éric Lebrun convia ensuite des collègues du CRR à dialoguer avec l’orgue. Après le final du Concerto en la mineur BWV 593 de Bach-Vivaldi, Hélène Gueuret et Éric Lebrun enchaînèrent Hiver et Printemps, superbes et exigeantes pages chambristes des Quatre Saisons pour cor anglais et orgue de Lebrun lui-même, puis Robin Pailette et Éric Lebrun jouèrent l’ébouriffant Final du Triptyque pour cor et orgue de Litaize. Entre ces deux moments contemporains, Récit du Pange lingua de Nicolas de Grigny, peut-être le défi le plus aventureux sur un tel orgue, mais pour un plein succès : un temps suspendu allant irrésistiblement de l’avant.
 
Professeur d’improvisation à Saint-Maur avant Pincemaille, Thierry Escaich referma le programme officiel avec un jubilatoire triptyque improvisé : sur deux thèmes de Pincemaille – l’un vivace et rythmiquement des plus complexes (thème proposé pour le concours… de David Cassan), l’autre en forme de passacaille autorisant une amplification sans limites (du moins sous les doigts d’un Thierry Escaich), et un troisième (mouvement médian), sobre et lyrique, de David Cassan. Une apothéose (avec réminiscences de Stravinski) comme seul Escaich en a le secret, épreuve ultime pour les poumons d’un orgue, sa mécanique, sa palette… Extraordinaire.
 
Puis, mine de rien, Thierry Escaich s’assit au piano, ébauchant comme sans y toucher un fugato, bientôt rejoint par ses trois compères répartis, en tournant, entre orgue, orgue positif, célesta et piano. Une création à quatre, impressionnante de cohérence et tenant en haleine, aboutissement tonique, poétique, plein d’esprit et finalement vertigineux d’une soirée à tous égards mémorable.

Michel Roubinet
 

Saint-Maur-des-Fossés, Auditorium du Conservatoire à Rayonnement Régional, 26 janvier 2024
 
(1) Orgue du Conservatoire à Rayonnement Régional de Saint-Maur-des-Fossés
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Photo © Mirou