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Benjamin, dernière nuit de Michel Tabachnik à l’Opéra de Lyon – Nocturnal – Compte-rendu

La pièce de Régis Debray existait, Michel Tabachnik la rêvait comme son premier opéra, il l’a fait.
Ouvrage fulgurant – une heure trente de musique et de théâtre – composé de scènes de réminiscence, toutes d’une force indiscutable. Sujet : la mort de Walter Benjamin. Objet : sa vie, ballotée d’échec en échec, qui dissimule une œuvre éclatée, fragmentée, dont l’intelligence, la densité poétique, la clairvoyance terrible dans une époque plus terrible encore lui auront valu de triompher une fois mort, comme l’écrira Hannah Arendt. 

Sur cette structure dramatique parfaite, quatorze scènes au cours desquels Benjamin revit ses rencontres avec Arthur Koestler, Asja Lacis, Gershom Sholem, Bertolt Brecht, André Gide, Max Horkheimer et enfin Hannah Arendt – sa cousine de cœur -  Tabachnik compose un opéra torrentiel : continuum d’orchestre implacable (pris aux Soldaten de Zimmerman), écriture vocale ardue, univers sonore implosé.

D’où vient la sensation qu’une battue moins métronomique, moins absolument droite que celle de Bernhard Kontarsky aurait révélé les polyphonies secrètes, l’art plus intense que dissimulait ce continuel triple forte ?  La poésie manquait dans la fureur,  mais avait-elle sa place dans ce tsunami vertigineux dont l’acmé franchissait les limites du supportable : la partie d’échec avec Brecht, point de non retour du destin de Benjamin, comme de l’opéra, déploie un grand numéro virtuose d’une complexité digne des vastes ensembles que Berg laissa inachevés au troisième acte de Lulu, qu’un abrupt fortissimo coupe net. On respire, esseulé, transporté chez Gide qui s’essaye au Nocturne en ut dièse mineur de Chopin, portrait subtilement ironique où brille un Gilles Ragon fabuleux comédien.

C’est l’un des moments les plus accomplis de cet opéra finalement plus surprenant dans ses instants de « retrait sonore » qu’au long de sa furia. Ainsi lorsque les hasosrahs et les sofars résonnent, ouvrant la scène où Gershom Sholem invite Benjamin à rejoindre Sion, à retourner à la religion de ses pères,  une autre dimension paraît, sonore et émotionnelle.

La mise en scène suractive de John Fulljames colle au millimètre près à la partition, tellement dans la musique qu’aucun faux pli ne peut s’y glisser, et pourtant, littéralement, le plateau de l’Opéra de Lyon était plein comme un œuf, je ne savais trop où porter mon attention, l’opulence de ce geste dramatique ne pourra s’apprécier qu’en revoyant encore et encore le spectacle : un DVD s’impose qui permettra de retrouver Walter Benjamin déboublé entre un acteur ( l’excellent Sava Lolov, le Conte de la Borde dans la série Nicolas Le Floch !) et un chanteur à la présence dramatique clouante (Jean-Noël Briend), l’Asja Lacis nymphomane de Michaela Kustekova et ses aigus stratosphériques, l’Arthur Koestler altier de Charles Rice, d’entendre le baryton opulent de Scott Wilde, Gershom Sholem fraternel, de guetter Hannah Arendt, l’ardente et compatissante Michaela Selinger, magnifique de tenue et d’éloquence. Elle seule pouvait regarder dans les yeux l’Angelus Novus terrifié, multiplié à l’infini durant la scène finale. Cet Ange de l’Apocalypse selon Paul Klee ne quittait jamais Walter Benjamin : trois mois après le peintre, le poète le suivait dans la tombe.

Jean-Charles Hoffelé

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Michel Tabachnik/Régis Debray : Benjamin, dernière nuit – 18 mars, Lyon, Opéra ; prochaines représentations les 24 et 26 mars 2016 / www.opera-lyon.com

Photo © Bertrand Stofleth

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