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Charles Tournemire à l'honneur à Sainte-Clotilde – Un compositeur mal-aimé mais surtout méconnu – Compte-rendu

On célèbre en cette saison 2019-2020 un double anniversaire Charles Tournemire (1870-1939) : le 150ème de sa naissance ­(huit mois avant Louis Vierne) et le 80ème de sa mort (deux ans après Vierne). Célébrer est peut-être un grand mot, car ce mal-aimé – l'homme était à maints égards d'un commerce difficile (1) – n'est que très marginalement joué en France (davantage à l'étranger, notamment dans les pays anglo-saxons) et presque uniquement en tant que compositeur pour orgue. Le maître de l'orchestre (pas moins de huit Symphonies mais aussi La Queste du Saint Graal, « fresque pour orchestre et chœur invisible »), le chambriste (y compris des œuvres magistrales pour piano seul, dont les splendides Douze Préludes-Poèmes), le mélodiste, l'auteur de musique sacrée et d'ouvrages dramatiques (Le Sang de la Sirène, Les Dieux sont morts, Trilogie Faust – Don Quichotte – Saint François d'Assise, La Légende de Tristan…), non moins prolifiques (2), sont pour ainsi dire complètement ignorés au concert, un peu moins au disque. Nul doute que ses avis tranchés ont en partie compliqué les rapports de la postérité envers son œuvre colossale et intimidante, d'un mysticisme proclamé n'en facilitant pas l'accès. Rappelons, pour planter le décor, cette affirmation sidérante rapportée par Jean Langlais, venu travailler l'improvisation avec Tournemire (il sera parmi ses successeurs à Sainte-Clotilde, après Joseph-Ermend Bonnal, bordelais comme Tournemire et son suppléant depuis les années 1910, puis titulaire de 1941 à 1944 – Tournemire avait lui-même succédé en 1898 à Gabriel Pierné, premier successeur de César Franck) :
 
« [Tournemire] avait des idées préconçues extraordinairement discutables. Un jour il me dit : "Toute musique qui n'a pas pour base la glorification de Dieu est inutile." Mais que faites-vous de Debussy, Ravel, Stravinski, Bartók, hasardais-je ? INUTILE, répondit-il sèchement »…
(Ombre et Lumière – Jean Langlais (1907-1991), Marie-Louise Jaquet-Langlais, Éditions Combre, 1995).
 
Tournemire vers 1910 © DR
 
La basilique Sainte-Clotilde et Olivier Penin (photo, 2), titulaire du grand orgue depuis 2004, ne pouvaient que rendre hommage à l'orgue de Tournemire, proposant quatre concerts assortis de conférences et présentations, un public enthousiaste et sensiblement plus nombreux que d'aucuns auraient pu l'imaginer ayant répondu à l'invitation. C'est à Vincent Boucher que revint l'honneur du premier concert, le vendredi 8 novembre en soirée. Défenseur de Tournemire au sein d'un répertoire éclectique (il a notamment gravé un CD Arvo Pärt), il est organiste-adjoint de l'historique Casavant (1915) de Saint-Jean-Baptiste de Montréal depuis 1993, mais surtout titulaire, depuis 2015, du prestigieux Beckerath de l'oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal (3), superbement restauré en 2012 : inauguré en 1960 par André Marchal, c'était à l'époque le plus grand orgue mécanique en Amérique (78 jeux sur 5 claviers et pédalier). Son programme entièrement Tournemire empruntait, dans la diversité, aux extrêmes (chronologiquement) de l'œuvre d'orgue : de la Pièce symphonique op. 16 (1899) et la Toccata op. 19 n°3 de la Suite de morceaux (1900-1901) : « à Fernand de la Tombelle », compositeur que seuls les organistes connaissaient et que l'on redécouvre (4), jusqu'à la Suite évocatrice op. 74 de 1938 (d'une inspiration rare chez Tournemire puisque y est fait référence aux maîtres français des XVIIe et XVIIIe siècles), outre quelques pages de L'Orgue mystique (Opus 57).
 
Le programme des deux concerts du lendemain après-midi étaient assurément plus ardus pour les mélomanes présents. Musicologue et professeur à l'Université de Tours, Jean-Marc Leblanc, titulaire à Paris de Saint-Thomas-d'Aquin et de Saint-Merry – il a annoncé la parution, légèrement retardée (a priori dans la revue L'Orgue, distribution Symétrie), des Mémoires de Tournemire sur lesquels il travaille de longue date (5) –, proposa tout d'abord une conférence portant sur l'œuvre unique de son concert (suivi d'une seconde conférence, plus générale, sur la personne et l'art de Tournemire) : Symphonie-Choral en 6 parties enchaînées. « Dans la pensée de l'auteur […], cette œuvre […] est comme un élargissement considérable du Triple-Choral du même auteur [Sancta Trinitas, « À la mémoire de mon Maître vénéré César Franck », 1910], avec, en plus, toute la richesse des développements de la symphonie moderne. » Maître du rythme, d'une constante et parfois déconcertante mobilité, de la couleur sinon « impressionniste » du moins foncièrement symphonique, toujours d'une « implacable liberté » dans le déroulé souvent rhapsodique de sa musique, en dépit de la rigueur du musicien et du croyant, Tournemire est d'un abord difficile dans une telle œuvre, l'auditeur non averti peinant à en discerner, à la seule écoute et non à la table, la structure particulièrement complexe.
Tjeerd van der Ploeg © Grandes Orgue de Sainte-Clotilde
 
Éternelle grande question : comment animer et insuffler la vie, dans le respect du texte et à l'adresse d'un public ne pouvant percevoir dans l'instant les innombrables subtilités d'une partition aussi riche, à des œuvres d'une telle exigence ? Cette difficulté consistant à extérioriser, ou si l'on veut à transposer afin de la projeter, une écoute intérieure dont on ne doute pas un instant qu'elle soit profondément conforme à l'idéal de Tournemire fut encore plus perceptible lors du second concert de l'après-midi : l'organiste néerlandais Tjeerd van der Ploeg, après avoir présenté en anglais ce cycle monumental, interprétait les Sept Chorals-Poèmes pour les sept paroles du Christ op. 67 (1935), la diversité des pièces s'accompagnant d'une rupture de tension dans leur enchaînement. Si la dramaturgie de Tournemire ne peut néanmoins qu'opérer, tant est puissamment étayée l'intention du musicien croyant dans sa transmission des mystères, la mouvante perception de l'impulsion tragique et des fulgurances de l'écriture illustrant le drame en train de se jouer ne fut pas toujours pleinement satisfaisante. Tournemire dût-il s'insurger, sans doute faut-il un vent de folie bien trempé, mais opiniâtrement canalisé, pour servir sa musique.
 
Le concert donné en soirée par Olivier Penin, d'une lumineuse variété de climats servie par un talent instrumental et de coloriste aussi épanoui que sensible, échappait à cette problématique. Se reconnaissant non spécialiste de Tournemire (belle et sobre présentation au fil des œuvres), il en proposa, en guise d'introduction et de péroraison, les improvisations les plus célèbres parmi les cinq reconstituées par Maurice Duruflé : Victimae Paschalis laudes et Te Deum – musique géniale, il faut bien le dire, ici d'une grande et souple éloquence, d'une force extrême mais sans violence, tout ce programme se parant d'une qualité « vocale » aboutie – jusqu'à faire chanter la force dans les grands déploiements au gré de registrations exemptes d'épaisseur ou d'agressivité, pleines mais toujours aérées et poétiquement évaluées. Warner (ex-EMI) serait bien inspiré de republier l'éphémère coffret de 5 CD (2002) intitulé Orgues et organistes français du XXe siècle (1900-1950), qui s'ouvre sur ces célèbres cinq improvisations de 1930-1931, avec deux pages de L'Orgue mystique, le compositeur jouant l'orgue même de Franck (certes fatigué, avant les transformations de 1933).
 
L'orgue de Sainte-Clotilde © Mirou
 
Réponse spirituelle (à rebours) de Franck à la foi revendiquée de Tournemire, l'un des grands moments de la soirée fut la Prière de Franck, œuvre monumentale sous-tendue d'une ardente sérénité recourant à la composante originelle de l'orgue du temps de Franck, limitée aux jeux de Cavaillé-Coll (6) : chant pur de nouveau, sur des registrations transportant l'esprit, à la faveur d'un tempo allant et souplement naturel, pour une maîtrise optimale du flux musical. Olivier Penin attira l'attention sur les liens d'écriture unissant cette page redoutée à l'Offertoire de l'Office de la Toussaint (L'Orgue mystique) qui s'ensuivit, sur des fonds d'une noble franchise bénéficiant d'un maniement recherché de la boîte expressive, en dépit des différences esthétiques et d'univers poétique entre les deux compositeurs – c'est toujours une grande émotion que d'entendre leur musique sur leur orgue (même transformé). Une dernière pièce de Tournemire ponctuait ce programme : Fantaisie de l'Office de l'Épiphanie, associant à la rondeur du grégorien volutes et arabesques d'une saisissante vivacité. Occasion pour l'interprète, en référence à cet avis parfois énoncé : Tournemire serait le Debussy de l'orgue ! (pour cette manière commune de profondément suggérer sans décrire ?), d'insérer deux pages du grand Claude de France, qui comme tant de ses contemporains ignora l'orgue : Arabesque n°1, d'une virevoltante fluidité sur des flûtes dansantes, avant la Fantaisie de Tournemire, elle-même suivie du Clair de lune de la Suite bergamasque, véritable petit poème symphonique pour orgue d'une exquise richesse de climats, registration et contrastes de plans sonores mêlés : Debussy à l'orgue en deviendrait presque une évidence…
 
La vie musicale à Sainte-Clotilde ne s'arrête pas avec ces commémorations Tournemire, une audition d’orgue ayant lieu chaque deuxième samedi du mois à 17 h, d'octobre à juin. Prochain rendez-vous le 14 décembre : Étienne Walhain (Tournai) rendra notamment hommage à Jean Guillou, dont les Éditions Beauchesne annoncent pour les fêtes de fin d'année la parution posthume d'Esprit de suite. Pour une lecture avisée et pratique des œuvres du répertoire organistique (7) : 142 entrées, de Frescobaldi à Guillou, dont Augure vient par ailleurs de publier en deux CD l’œuvre intégrale pour piano par le remarquable pianiste italien Davide Macaluso (8).
 
Michel Roubinet
Paris, basilique Sainte-Clotilde, concerts du 9 novembre 2019
www.tournemire.orgue-clotilde-paris.info/index.htm

 
(1) Pascal Ianco : Charles Tournemire ou Le mythe de Tristan, Éditions Papillons, collection Mélophiles, Genève, 2001.
 
(2) universfranckiste.free.fr/cot.htm
 
(3) www.saint-joseph.org/fr/culture/l-oratoire-en-musique/concerts-du-dimanche/
 
(3) www.concertclassic.com/article/festival-contrepoints-62-des-flandres-espagnoles-rameau-et-poulenc-compte-rendu
 
(4) www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique36-fernand-de-la-tombelle-causerie-sur-la-chanson-saint

(5) Marie-Louise Langlais a publié ce texte, considérablement expurgé par l'épouse du compositeur, tant les attaques de Tournemire à l'encontre de ses contemporains étaient virulentes, pour une édition disponible en ligne et, compte tenu de son caractère incomplet, intitulée Éclats de Mémoire :
www.concertclassic.com/article/3-questions-marie-louise-langlais-musicologue-les-memoires-de-charles-tournemire-enfin
http://ml-langlais.com/Tournemire.html
 
(6) Le site des orgues de Sainte-Clotilde est d'une grande richesse documentaire :
www.orgue-clotilde-paris.info/le-grand-orgue/
 
(7) www.editions-beauchesne.com/product_info.php?cPath=68_107&products_id=2358
 
(8) www.jean-guillou.org/actualites.html
 
Photo © Grandes Orgues de Sainte-Clotilde

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