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Compte-rendu : Danse / Millepied, Paul et McGregor - Lignes en folie
L’Opéra de Paris fait un point, dirait-on : sur ses forces chorégraphiques vives, puisqu’il mise sur l’un de ses plus sûrs espoirs, Nicolas Paul, sujet depuis 2002, et, avec Millepied et Mc Gregor sur les expressions actuelles d’un art néo-classique qui se pique de modernité tout en restant attaché à des normes esthétiques où l’œil académique se retrouve sans trop de mal.
Le programme, intelligemment conçu comme un menu en trois épisodes, évolue en finesse : avec le Bordelais Benjamin Millepied, trentenaire devenu étoile à l’American Ballet et surtout chorégraphe coqueluche des Américains, voici du néo-Robbins, une danse belle et ludique qui joue sur les humeurs de personnages qui se croisent en toute liberté, ne s’impliquent dans rien, et jonglent avec leur corps comme avec des instruments de musique.
On reconnaît dans cet Amoveo joyeux et frais, cadré par des lignes droites mouvantes et colorées, où les corps s’inscrivent comme sur des portées, de même que les notes se lient et se délient dans les extraits d’Einstein on the beach de Phil Glass utilisés par Millepied, une forme du chic américain que sut cristalliser Balanchine, et après lui, la souple Twyla Tharp : léger, aéré et sans grand potentiel émotionnel. Parfait pour une soirée chic à New York, avec beaucoup de sponsors. Et le soutien de vedettes comme Mikhail Baryschnikov, d’ailleurs présent ce soir-là dans la salle, car il en est l’un des interprètes les plus inspirés : sa soixantaine féline lui fait ainsi porter partout le solo, Years later, que Millepied a fait pour lui, et notamment en France, où il vient de le danser à Lyon. Bref de l’allure en entrée, de quoi admirer sans se fatiguer, l’élégance décontractée d’une poignée de nos meilleurs danseurs, menés par Aurélie Dupont.
Changement de cap avec Nicolas Paul, qui prolonge, lui, une certaine ligne de recherche menée avant l’époque Cunningham par quelques créateurs français, une Jeannine Charrat notamment, mais en ayant assimilé les leçons de Carolyn Carlson pour la mouvance ininterrompue, et surtout médité sur le sens du geste. Superbe danseur promu sujet en 2002, Nicolas Paul témoigne d’une tête bien pleine, avec une sensibilité aux aguets, dont il a entrepris ici de nous révéler une face sombre. Troublantes, ses Répliques mettent face à face les reflets de chacun, dédoublent les gestes, et créent une angoissante recherche d’identité où l’on ne sait qui est qui, et surtout pas l’auteur. Pas d’histoire, mais pas davantage d’abstraction pure : le ballet des lignes qui se cassent ou se démultiplient en huit couples exprime la confusion d’une souffrance qui cherche à se libérer par des percées gestuelles, car ici, tout mouvement même le plus géométriquement défini, est porteur de sens.
Le décor de Paul Andreu, grisaille nébuleuse d’une belle portée esthétique, et la sombre et lancinante musique de Ligeti, dont plusieurs pièces sont mises bout à bout, ajoute à cette passionnante confrontation d’un homme avec lui-même, d’un danseur face à son corps et à son image dans l’œil de l’autre. On y descend lentement, mais sûrement. Assurément la griffe d’une forte inspiration.
Changement de cap total avec le dernier et copieux plat final, Genus, de Wayne McGregor, natif de Manchester avant de tenter une brillante percée à New York et de revenir en force à Covent Garden, dont il est chorégraphe résident depuis 2006. Là, ce n’est plus la grâce, ce n’est plus l’angoisse qui conduisent sa pièce, mais une réflexion sur Darwin, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est complexe, follement ambitieuse, et ne convainc que par le caractère spectaculaire des évolutions des corps : une phénoménale virtuosité préside à ces désossements, balancements et secousses violentes d’organismes en mutation.
Musique agressive et sèche du duo pop électronique Joby Talbot-Deru, parfois charmeuse, ce qui permet à Alice Renavand de déployer un peu de grâce dans ce monde de brisures, effets vidéo de paysages ou de confinements très réussis, fabuleux investissement des danseurs, même si leur performance repose sur l’anonymat de corps dépersonnalisés. Dire que l’on s’y retrouve dans ce fatras qui se voudrait d’un intellectualisme irrémédiable, est beaucoup dire. Mais cela permet aux interprètes de faire travailler leur corps de façon inusitée et sûrement profitable à leurs articulations. Après tout, les danseurs classiques sont de drôles d’oiseaux, et la volière de l’Opéra fourmille de brillants spécimens.
Jacqueline Thuilleux
Millepied/Paul/McGregor – Paris, Opéra Garnier, le 14 novembre, puis les 19, 20, 21 et 22 novembre 2009
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Photo : DR
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