Journal
Compte-rendu : Le Chemin de la Croix - Thierry Escaich improvise sur Claudel
La saison d'orgue 2009-2010 de Notre-Dame de Paris – concerts du mardi soir – propose une série consacrée à L'Art de l'improvisation. Après Philippe Lefebvre (« Apocalypse ») et Jean-Pierre Leguay (« Avent » – mémorable concert avec saxophone et percussions), cette troisième soirée fut l'occasion d'entendre Thierry Escaich (photo), titulaire de Saint-Étienne-du-Mont, compositeur et improvisateur fécond.
Le moment de l'année dictait en quelque sorte le programme : improvisations sur le poème de Paul Claudel Le Chemin de la Croix (1911). L'entreprise n'est pas nouvelle pour Escaich qui, s'inscrivant dans une lignée initiée par Marcel Dupré, a déjà improvisé sur ce même texte, notamment au disque (Calliope, 2000) avec Georges Wilson. (Impossible de ne pas évoquer le cycle de Dupré, improvisé en 1931 et couché sur le papier l'année suivante, dans l'interprétation à Notre-Dame de Rolande Falcinelli, le texte de Claudel étant dit par Marie-Thérèse Riglet et Monica Boucheix [1981, 2 CD Solstice 193/4], mais aussi d'Yves Castagnet, toujours à Notre-Dame [CD Intrada 020], qui en 2005 y avait joué le cycle de Dupré, avec Antoine Juliens pour le texte de Claudel, dans le cadre de l'hommage de la cathédrale au poète pour le 50ème anniversaire de sa mort.)
Pour déclamer le verbe rude et cinglant du texte toujours aussi saisissant et violent de Claudel : Alain Carré, dont la palette vocale, de l'humiliation la plus vociférante, ouvertement expressionniste, infligée à Jésus jusqu'à la souffrance la plus humainement ressentie et restituée, décupla les facettes d'un poème à la modernité percutante, déstabilisante et souvent « dérangeante ». Le climat de l'œuvre et son intensité furent inévitablement renforcées par la proximité du lieu même de la fameuse conversion de Claudel, à Notre-Dame en 1886, à quelques mètres du récitant.
Étrangement, serait-on tenté de dire, la réponse somptueuse, concentrée et décantée d'Escaich à ses claviers fut moins (au sens conventionnel ou arbitraire du terme) « moderne » que le style habituel de l'improvisateur ne l'aurait laissé supposer, bien qu'offrant par un surcroît d'humanité un équilibre idéal avec les stations de Claudel. Si l'une des marques principales d'Escaich reste une rythmique et une dynamique exacerbées, l'histoire de la Passion, à travers peut-être les sentiments mêlés et le respect qu'elle impose, fit basculer l'équilibre de ces improvisations en faveur d'un sentiment lyrique des plus prenants, inspirant une mise en espace poétique et dramatique portée par le lieu et l'instrument – utilisé de manière sobrement symphonique, éloquent et racé, tour à tour sombre et d'une lumière quasi irréelle (superbe recours pointilliste aux harmoniques aiguës des jeux de mutations).
Hormis une incise puissamment récurrente de quatre notes ou motif de la Croix – deux notes se hissant avec peine pour aussitôt douloureusement retomber sur une brisure du rythme, évocation du Christ tombant sous le poids de la Croix – la réponse de l'improvisateur se fit davantage à travers l'élaboration d'un climat complexe, unifié et mouvant, que par le biais d'un figuralisme s'en tenant aux images du texte tant biblique que de Claudel. Violemment dissonant quand le propos l'exigeait, le langage d'Escaich fut avant tout teinté d'un ardent chromatisme plongeant ses racines, via une sensibilité de notre temps, dans une vision lisztienne – référence qui plus encore que Dupré s'imposa à l'esprit : le Liszt de Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, qui lui-même rend hommage à Bach.
La Passion et le temps douloureusement suspendu – presque à vide – qui s'ensuit n'auraient été que plus éloquents si l'auditeur s'était trouvé « abandonné » au terme de l'ultime station – « Jésus est mis dans le sépulcre ». Pour terminer sur une note plus amène, le poème de 1911 fut suivi d'une autre page de Claudel, issue du recueil Toi, qui es-tu ? (1936) : Nuit de Pâques. C'est peu dire que l'on changea de climat, et d'impact. Du moins cette page assurément propre à détendre les esprits, au risque d'édulcorer les épreuves et l'enjeu de la Passion, nous valut-elle une ultime et monumentale improvisation comme Escaich en a le secret, sans rupture avec ce qui avait précédé mais en forme de libération – également de la force de l'instrument et de toute son incroyable palette au sein d'une même pièce, sans renoncer à l'impressionnante tenue d'un périple si intense.
Michel Roubinet
3ème concert du cycle L'Art de l'improvisation, mardi 23 mars 2010, cathédrale Notre-Dame de Paris. Prochain concert : Loïc Maillé (« Pâques »), mardi 13 avril.
Sites Internet :
Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, concert du 23 mars 2010
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/spip.php?article98
Site de Thierry Escaich
http://thierryescaich.artistes.universalmusic.fr/
Discographie Calliope de Thierry Escaich (dont Le Chemin de la Croix)
http://www.calliope.tm.fr/pages/compositeurs/compositeurs.php?L=E&C=240
Site d'Alain Carré
http://www.lisiere.com/carre
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Photo : DR
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