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Compte-rendu - Le Pavillon d’Armide de John Neumeier - Le prince de Hambourg célèbre les Ballets Russes
Hambourg la belle, paisible et laborieuse cité hanséatique, devient Hambourg l’ardente, animée par des souffles nouveaux qui vont développer son port de façon intensive et ajouter à son potentiel artistique une extraordinaire salle pour sa Philharmonie. De verre et de lumière, ondulée comme une vague, celle-ci se dressera en novembre 2011 face à l’eau, et dira combien l’essor de la ville est considérable. Une ville qui a trouvé son prince, car si Rolf Liebermann y fit merveille, John Neumeier est ici maître d’un terrain qu’il a ensemencé des chaussons de ses danseurs au point d’en faire la plateforme la plus exaltante du ballet mondial.
Neumeier, l’américain porteur de tous les talents, musicaux et théâtraux autant que picturaux, a trouvé tout jeune à Stuttgart son essor avec John Cranko, qui en dirigeait alors le Ballet. Puis, en 1973, il a repris la compagnie hambourgeoise, déjà dynamisée avant lui par Peter van Dijk, a créé une école où l’on se bat pour venir du monde entier, une Fondation où est rassemblée sa monumentale collections d’archives, de documents et d’œuvres d’art sur la danse - la plus importante au monde . Il a enfin et surtout donné un souffle vainqueur au ballet néo-classique, créant un répertoire nouveau, et animant en Pygmalion ces fragiles structures que sont les danseurs toujours aux limites de leurs forces. Il a su les leur faire dépasser.
Fortement attaché à la survie de l’académisme, qu’il continue d’imprimer à son école selon les règles du style Vaganova, lequel fit la supériorité du Kirov-Marinski à Saint-Pétersbourg, marqué par le romantisme sombre d’une Allemagne et d’une aire nordique qui l’opposa à Béjart, solaire et vital, Neumeier a su enraciner dans un terroir qui n’avait guère de passé dans ce domaine, la plus formidable passion pour la danse. Aujourd’hui, après trente-cinq années de chefs d’œuvre, il donne à la compagnie une puissante impulsion en lui offrant le tremplin d’un hommage aux Ballets Russes, dont il est mieux que personne, par sa sensibilité et sa culture, capable de faire ressentir l’aura : l’exposition des dessins de Nijinski à la Kunsthalle, tous provenant de sa collection, en témoigne. Non par quelque reconstitution archéologique hasardeuse, mais en pénétrant la démarche, les contrastes, et l’esprit de renouveau de cette puissante aventure. Tout en gardant comme pivot central le drame de Nijinski, mort d’avoir rejeté ce qui faisait sa gloire.
Durant un mois, les soirées les plus fastueuses se sont succédées, mariant chorégraphies du maître de Hambourg, ainsi son propre Daphnis et Chloé, sa Légende de Joseph et son Sacre du printemps à quelques pièces des Ballets Russes, heureusement gardées vivantes. Ainsi Le Fils prodigue, dernier ballet créé par Balanchine et Rouault pour Diaghilev en 1929, peu avant sa mort.
Mais le joyau de cette célébration est bien le Pavillon d’Armide, pure création de Neumeier en mémoire du premier ballet proposé aux parisiens du Châtelet en mai 1909, et qui fit découvrir à leurs yeux éblouis Nijinski empanaché et l’enchanteresse Karsavina, laquelle y reprenait le rôle créé par Pavlova deux ans avant en Russie. Le ballet, porteur d’une lourde problématique, celle du génie détourné par le succès et qui s’en arrache par un acte créateur, montre Nijinski revivant sa fabuleuse carrière tandis que s’agitent dans ses souvenirs les silhouettes enchantées qui partagèrent sa gloire, autant que ses propres incarnations. Le doux tableau de verdure dessiné par Alexandre Benois comme une tapisserie des Gobelins, prolongé par la charmeuse musique de Tcherepnine, sert aussi bien de toile de fond à ces évocations que de jardin pour la maison de fous où le danseur est confiné.
Neumeier a su ici, avec une grâce terrible, car tout dans cette dentelle de pas est traité à coup d’aiguilles qui percent la sensibilité du spectateur, remonter à la source de souvenirs qui ne sont pas les siens, mais qu’il a absorbés au point au point d’en faire aujourd’hui ressurgir le mystère.
La troupe s’y montre éblouissante, avec des danseurs au charisme, à la largeur de gestes et au moelleux qui se sont perdus aujourd’hui, tels Alexandre Riabko, Joëlle Boulogne et le perturbant Otto Bubenicek. Et la subtilité avec laquelle le chorégraphe manipule ces silhouettes cotonneuses sorties de la boîte de Pandore comme s’il ouvrait ses propres vitrines, où s’entassent figurines de Saxe et de Meissen représentant les héros des Ballets Russes, étreint comme une remontée d’enfance.
On tremble que cette grâce ne se casse. Et elle se casse, lorsqu’à la fin de la troublante évocation, Nijinski se déshabille, repousse les autres et se cabre dans sa solitude : retentissent alors les premières mesures du Sacre du Printemps. Le rideau tombe, un monde autre commence, un homme le quitte. Tout est lisible dans ce chef d’œuvre parfaitement structuré où les problématiques glissent les unes sur les autres sans s’emmêler, et qui diffuse le charme d’un album autant que la violence d’un drame intemporel. Bouffées de bonheur, quête identitaire jusqu’à la folie, omniprésence de l’épouse, un ballet schumanien, avec lequel Neumeier explore un siècle et marque le sien. On est heureux de se sentir de son temps.
Jacqueline Thuilleux
Le Pavillon d’Armide, musique de Nicolas Tcherepnine, chorégraphie de John Neumeier /Représentations des 9, 10 et 11 juillet, au Hamburgische Staatsoper. Reprise du Pavillon d’Armide, dans le programme Hommage aux Ballets Russes les 24 et 25 septembre, les 7, 8 et 11 mai , et le 18 juin 2010. Exposition « Tanz der farben », Kunsthalle de Hambourg, jusqu’au 16 août 2009.
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Photo : Holger Badekow
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