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Compte-rendu - L’éloge du grand style - Nelson Goerner et Stephen Kovacevich à Piano aux Jacobins

Sans crier gare, le pianiste argentin Nelson Goerner s’affirme, au fil des ans, comme l’un des maîtres actuels du clavier qui n’a jamais choisi le chemin de la facilité et du tapage médiatique. Ce disciple de Maria Tipo à Genève, adoubé par Martha Argerich dès ses débuts, aurait pourtant pu se prévaloir de la reconnaissance de ces deux grandes dames du piano qui le tiennent en haute estime. A quarante ans, Goerner manifeste autorité et maîtrise dans un répertoire qui ne pardonne pas.

Dans la Polonaise-Fantaisie op 61 – l’une des dernières œuvres de Chopin, véritable synthèse harmonique aux chromatismes déchirants –, il parvient, avec un sens de l’équilibre inouï, à créer par sa sonorité à la fois dense et limpide un sentiment fait d’héroïsme et de pureté sans apprêt. Il en va de même des Deux Nocturnes op 62, d’une continuité de ligne proche du belcanto qui échappe à tout sentimentalisme. L’Andante spianato et la Grande Polonaise brillante op 22, qui ne pourraient être que décoratifs, prennent un caractère d’improvisation et une élégance parfaitement mesurée.

Les douze Etudes op 10 constituent enfin des moments de musique pure où la vélocité et les tracas techniques semblent oubliés au seul profit de la souplesse de ligne et de l’intelligence de l’approche. Les bis consacrés à Rachmaninov, Schubert et Chopin (un 24ème Prélude d’un souffle terrifiant), témoignent in fine du subtil éventail de jeu de cet artiste désarmant de simplicité et béni des dieux.

Le lendemain, Stephen Kovacevich rappelle, dans la Partita n°4 en ré majeur de J.S. Bach, qu’il fut à Londres, dans les années 60, le disciple de Dame Myra Hess. Son exécution en effet atteint l’indicible et une émotion à fleur de peau (Aria) bien adaptée à l’atmosphère quasi religieuse du cloître où se déroule le concert. En revanche, les Scènes d’enfants de Schumann paraissent survolées, précipitées, presque extérieures, comme si Kovacevich se réservait pour affronter en seconde partie les colossales Variations Diabelli de Beethoven dans lesquelles il paraît mettre sa vie en jeu. Le combat frénétique contre les éléments tout au long des 33 Variations, comme l’état de suspension éthéré des plages lentes, la manière de faire ressentir toute la modernité d’un texte préfigurant parfois Bartok et Schoenberg, participent d’un moment rare qui tient du miracle.

Faisant corps avec l’instrument, volontiers bougon (les basses semblent sortir de la terre), fantasque comme s’il jouait des Bagatelles, le soliste, par sa vision concentrée, voire abstraite, rejoint dans une certaine mesure l’enfermement d’un Beethoven conduit par les seules oreilles de l’esprit. L’engagement frénétique, la possession de la matière d’une densité presque écrasante, constituent une aventure dont on ne sort pas indemne, plaçant Kovacevich parmi les beethovéniens les plus authentiques de notre temps.

Michel Le Naour

30e Festival Piano aux Jacobins - Toulouse, Cloître des Jacobins, les 24 et 25 septembre 2009

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Photo : DR
 

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