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Création de Duse de John Neumeier, pour le Ballet de Hambourg - Bouleversant retour aux sources – Compte-rendu

Il n’a pas eu Pavlova ou Karsavina comme muses, il en aurait rêvé, certes. Mais heureusement, il croisa Marcia Haydée, sublime ballerine tragique pour laquelle il fit sa Dame aux Camélias, l’une de ses œuvres les plus accomplies. Et voici que l’histoire se répète : avec Alessandra Ferri et ses 52 printemps, John Neumeier a retrouvé cette même flamme qui permet de ressusciter un personnage admiré grâce à une silhouette, des gestes, une nature bien vivantes elles, mais dont la malléabilité permet d’aboutit à d’étonnantes résurgences. Un zeste de magie donc, puisé dans le fond le plus sacré de l’art scénique pour cette incarnation que  la divine ballerine fait de la Duse, comédienne italienne dont l’empreinte fut majeure sur le jeu des acteurs du XXe siècle. Avec un bémol pour le public, tout de même : si l’histoire de Marguerite Gautier, transmise dans la culture populaire grâce à la Traviata de Verdi, est connue de tous les amoureux de la scène, il n’en va pas de même de la Duse, dont la vie riche et mouvementée n’est familière qu’à de rares passionnés, et peu au public balletomane.
 
C’est donc à une fresque en demi-teintes que Neumeier s’est attelé, en juxtaposant quelques épisodes clefs de la vie de l’actrice, et en faisant se croiser les personnalités majeures qui la marquèrent, dans une tonalité doucement fanée, qui fait de cette fantaisie chorégraphique une languide et pénétrante évocation de la démarche désespérée de l’artiste pour donner vie à ses émotions et trouver la beauté dans la vérité, ou l’inverse. Et l’on se doute que chez un créateur aussi puissant que John Neumeier, chaque forme arrachée au bouillonnement de la pensée est aussi un constat d’impuissance face à la transcendance vers laquelle il tend. Certes, le public perçoit l’essentiel, il est ébloui, touché ou simplement frappé, mais l’homme aux commandes, lui, doit se sentir lésé de n’avoir qu’effleuré l’immatériel. Du moins c’est ce que l’on croit.
 
Ce qui n’empêche pas le bonheur créatif, et l’on a pu juger de l’élan trouvé par Neumeier dans cette fusion exceptionnelle avec Alessandra Ferri, véritable porteuse de son âme. Car si son Nijinski fut une manière de testament pour l’homme de danse, si récemment le chef d’œuvre offert cette année à l’Opéra de Paris Le Chant de la Terre, a été ressenti comme  une sorte d’ascèse métaphysique portée par l’ineffable musique de Mahler, Duse montre un retour passionné à ses racines, alors que jeune américain, il hésitait encore entre théâtre et danse. Il y dit son désir d’une gestique, d’une expressivité aussi naturelles que possibles, lui qui n’a cessé d’inventer de terribles portés, d’impitoyables parcours pour ses interprètes. Toutes valeurs dont la comédienne italienne se fit le flambeau pour les générations futures, et qui permettent d’éclairer la finesse psychologique avec laquelle Neumeier, héritier de cet art du jeu, bouge ses pions sur la scène, parfois plus homme de théâtre que de danse.
 

© Holger Badekow
 
Au fil de scènes enchaînées souplement, particulièrement avec le jeune soldat qui lui tient lieu de fils, de partenaire et d’admirateur, des figures historiques passent, campées de façon éblouissante, particulièrement pour Sarah Bernhardt, la rivale admirée, ou pour Boito, présenté en maître qui ouvre les chemins de la connaissance artistique, ou encore Isadora Duncan et ses enfants, et bien sûr l’amant adoré, D’Annunzio en des pas de deux torrides et violents. Tout se déroule dans une sorte de décor de théâtre éteint, couleur de souvenirs, un peu façon Bouffes du Nord, et cette fragilité du temps passé trouve dans les bras fluides, les pieds magnifiques, les déployés immatériels de Ferri, petite chose blessée qui peut se faire immense par l’intensité de son jeu, une réponse troublante.
 
 Puis les passions se calment, le décor disparaît, les danseurs dépouillent leurs costumes, leurs identités et n’existent plus que dans le souvenir de l’héroïne, évoluant dans une sorte de paradis vidé de tout artifice mais aussi de toute joie, sinon celle de tendre vers le meilleur par la vertu de l’effort et du dépassement. Les pas et les gestes sont ici un sublimé du style de Neumeier quand il se veut épure, et il y inscrit quelques unes de ses figures géométriques les plus frappantes, tandis que Britten et Pärt, dirigés avec finesse par Simon Hewett, entremêlent leurs souvent tristes harmonies : un ballet un peu fantomatique, mais auquel le chorégraphe tient particulièrement tant il y a mis ses aspirations de jeunesse. On le suit avec émotion, sachant que partager cette évocation intime est un acte d’amour du public qu’il a su sensibiliser à son univers. Tout en admirant les éblouissantes apparitions des partenaires de Ferri, Karsten Jung, Anna Laudere, et le magnifique Alexandr Trusch particulièrement. Un créateur parle toujours de lui, mais ici, il se raconte, par le biais d’une autre vie que la sienne.
 
Jacqueline Thuilleux

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Duse (Fantaisie chorégraphique sur Eleonora Duse, de John Neumeier) - Hambourg, Opéra, le 9 décembre 2015, prochaines représentations, les 9, 15, 16, 28, 31 janvier, le 15 juillet 2016. www.staatsoper-hamburg.de
 
Cette création a donné aussi l’occasion de saluer, au moment de son départ, le travail accompli en quarante années par le formidable photographe Holger Badekow, dont l’œil inspiré et attentif a suivi et fixé toute l’aventure de Neumeier au Ballet de Hambourg. Ses clichés sont d’or.

Photo © Holger Badekow

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