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Création de Sainte Geneviève d'Éric Lebrun – Un oratorio pour notre temps

 
Écrire un oratorio est assurément une gageure ne pouvant être menée à bien et avec succès – outre les qualités musicales intrinsèques de l'ouvrage – que si l'on tient compte de la destination spécifique de l'œuvre, des interprètes et du public pour lesquels elle est pensée. Avec son oratorio d'après la vie à la fois historique et auréolée de légende de sainte Geneviève, Éric Lebrun offre une sobre et vivante merveille mêlant force de l'inspiration, accessibilité, élévation et poésie. De quoi séduire – énorme succès de la création – un vaste public saisi par l'acuité des différents degrés de la narration ainsi que par son illustration et ses prolongements strictement musicaux. Que ce public soit croyant ou non, beauté de la partition et traitement fécond du sujet étant étrangers à ce genre de cloisonnement.
 
Un mystère conté

 
L'année 2020 devait brillamment marquer les 1600 ans de la naissance de sainte Geneviève, patronne de Paris et du diocèse de Nanterre, qui la vit naître en 420 (elle mourut vers 500). Ses reliques sont conservées à Notre-Dame et à Saint-Étienne-du-Mont, qui jouxte le Panthéon ou nouvelle église Sainte-Geneviève. Il ne reste de l'ancienne que la tour au cœur de l'emprise du Lycée Henri IV, la riche abbaye sur laquelle elle rayonnait ayant joué à et hors de Paris un rôle considérable. La pandémie est naturellement venue contrarier ces festivités, l'oratorio d'Éric Lebrun, composé en 2019-2020, n'y ayant pas échappé. Reportées, les premières auditions ont eu lieu le 20 mai en la cathédrale d'Évry et le lendemain à Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts, où Éric Lebrun officie depuis 1990 aux claviers du grand orgue Cavaillé-Coll, faisant de sa tribune un haut lieu de la vie musicale parisienne.
 
Il serait hasardeux de vouloir situer l'œuvre sur une discutable échelle de la « modernité », mais il est juste de dire qu'Éric Lebrun sait adapter sa musique (1), toute souplesse et force d'intention, au contexte qui la voit ou la fait naître. En ce sens, nul doute que certaines œuvres « savantes » (des grands cycles solistes jusqu'au Quatuor à cordes de 2019) sont, à cet égard, plus « complexes » – en ayant bien conscience de ce qu'une telle proposition a de faussé, la pleine intégrité de la musique demeurant égale à elle-même, en regard d'une finalité sciemment déterminée et ordonnée. Tout est question de format et d'évaluation des moyens sollicités et de la transmission recherchée. C'est ici un « mystère » qui est conté, comme jadis sur les parvis, dans l'esprit d'un théâtre (sacré) populaire.
© Mirou
 
Lignée française

En termes d'effectifs, Éric Lebrun s'inscrit avec discernement dans une lignée française, et même parisienne si l'on songe, par exemple, aux motets d'un César Franck. Esthétiquement, on la verrait volontiers remonter à la Jeanne au bûcher d'Honegger (« mystère lyrique ») et à telles pages de Poulenc dans ce qu'elles ont d'intimement français : jamais d'emphase, une vie souple, incisive, intense – si ce n'était de nouveau fausser l'appréciation : nul hiatus entre la sensibilité multiforme du temps présent et la musique d'Éric Lebrun (photo), ardemment et humainement sienne.
 
Sur le plan instrumental, le tour de force est de toute beauté : faire le maximum, dans des proportions et selon des attributions « spontanément » évaluées (du grand art !), avec des intervenants triés sur le volet – d'autant plus de chances de voir l'œuvre redonnée (en 2023 en la cathédrale de Nanterre). Sont ici requis un violoncelle magnifiquement solo : Matthieu Lejeune, dont la ligne de chant fut de part en part un enchantement, pure et soyeuse autant que généreusement projetée, harmoniquement et rythmiquement soutenu par la contrebasse d'Antonin Pauquet, Pierre Tomassi étant aux percussions – dont le rôle est essentiel (timbales, wood-block, tam-tam, triangle à la toute fin, tel un rai de lumière). L'orgue y occupe une place de choix, en l'occurrence, à Saint-Antoine, celui du chœur (juste au-dessus des autres musiciens, sur la tribune gauche du sanctuaire – un Merklin de 1909, plusieurs fois retouché, la dernière en 2004, par Yves Fossaert). Aux claviers : Marie-Ange Leurent.
 
Unité musicale

La mise en œuvre du livret, inspiré de documents historiques, de la Bible, de textes de Pierre Corneille et de Simone Weil, requiert une récitante : Anne Le Coutour, d'une vive présence, un vrai talent de conteuse (dans une langue moderne immédiatement captivante), mais aussi mezzo-soprano au timbre tout aussi chaleureusement affirmé dans ses interventions solistes ; un soprano solo pour le « rôle » titre : Isabelle Fremau, la tessiture attribuée à sainte Geneviève étant souvent escarpée, tendant haut vers la pureté ; un baryton solo (saint Germain, prêtre) : Jean-Philippe Biojout, pour un impact contrasté (également écrivain et éditeur, fondateur de Bleu Nuit Éditeur).
Deux chœurs d'adultes étaient partie prenante : Chœur liturgique de Notre-Dame-de-la-Salette, dirigé par Mathilde Kohn ; Chœurs de Saint-Antoine, créés par Éric Lebrun. Deux chœurs d’enfants complétaient l'effectif : Chœur Enjoie de Notre-Dame-de-la-Salette et Piccoli de Saint-Antoine, direction Mathilde Kohn et Edouard Mahieux. Tous sous la direction empathique du compositeur, le travail de l'œuvre s'étant fait, Covid oblige, d'abord via Internet, chacun chez soi. Un petit miracle, une fois tous les protagonistes réunis, d'être parvenu à une telle unité musicale.
 
Refrain évolutif
 
Impossible d'évoquer le détail du traitement musical des dix tableaux de cette Sainte Geneviève. L'inventivité y est sensible dès la mystérieuse et progressive introduction : timbales, contrebasse puis violoncelle, avant l'entrée de l'orgue et du chœur. Concision, sobriété et juste développement sont les maîtres mots de la structure, l'œuvre alliant présence et mobilité en termes de flux textuel et musical, au gré d'affects d'une belle diversité : chœurs (également ceux dévolus aux tout jeunes enfants, d'une diction étonnante de clarté), solos, tutti, dialogues – tel celui du violoncelle, fluide et lyrique, avec la mezzo-soprano sur cette phrase de Simone Weil : « Le bien ne prend l'âme que quand elle a dit oui ».
 

L'importance du public de destination prit aussi la forme d'une participation judicieusement agencée de la nombreuse assistance – dès lors qu'elle est accoutumée au chant d'assemblée, ce qui était le cas à Saint-Antoine. Un « refrain évolutif » est inséré au fil de l'œuvre, de prime abord quelques mesures seulement, aisément mémorisables et figurant en toutes notes sur le livret intégral distribué à chacun (à noter d'infimes et constants changements de mesure conférant à la phrase une souplesse « naturelle »). À chaque retour du « refrain », quelques mesures viennent s'ajouter à celles précédemment chantées par l'assistance, vers laquelle Éric Lebrun se tournait pour l'inviter à prendre part. Rien d'unidirectionnel, et cela change bien des choses à l'écoute, via la participation. De l'âpreté dissonante (orgue et timbales) du Prélude du Sixième tableau : Attila, au tout dernier chœur (n°64), page la plus développée de l'oratorio, suivi des ultimes échanges solistes – l'œuvre finit en douceur sur l'Amen de sainte Geneviève –, Éric Lebrun signe une fresque des plus suggestives, aussi musicalement exigeante que d'un abord optimalement pensé.

 
Michel Roubinet

Paris, église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts, 21 mai 2022
www.choeurs-de-saint-antoine.org
 
 (1) Catalogue d'Éric Lebrun
www.ericlebrun.com/catalogue-des-oeuvres-d-eric-lebrun/

Photo © saint-antoinde-des-quinze-vingts 

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