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« Daniel Roth, Grand Chœur » (Ed. Hortus) – Un double ouvrage sur et par le titulaire de Saint-Sulpice
On peut imaginer que l'idée initiale était de faire paraître les deux volumes Daniel Roth, Grand Chœur, fruit de six années de travail, pour le 75ème anniversaire du titulaire de Saint-Sulpice, en 2017. Leur sous-titre dit la forme choisie par les auteurs : Entretiens avec Pierre-François Dub-Attenti et Christophe Zerbini, ses deux fidèles registrants à la console, indispensables pour exécuter de manière optimale le répertoire. La maladie et le décès de Christophe Zerbini, le 16 février 2018 (1), ont tristement bousculé le projet, sans bien sûr le remettre en question. Pour célébrer la parution de ce double opus, une soirée était organisée à Saint-Sulpice, avec bien entendu Daniel Roth aux claviers, Pierre-François Dub-Attenti pour présenter l'ouvrage et Vincent Genvrin pour retracer le riche parcours du musicien, illustré sur grand écran par un choix de documents photographiques et de vidéos.
Christophe Zerbini, Daniel Roth et Pierre-François Dub-Attenti © Joe Vitacco
D'une grande et élégante lisibilité, cette parution très soignée pourrait marquer un tournant dans la politique éditoriale de Hortus (2), label discographique indépendant créé par Didier Maes en 1993 et bien connu pour son catalogue d'une vive originalité (notamment, ces dernières années, les 36 volumes de la vibrante collection Les Musiciens et la Grande Guerre, ou encore l'intégrale de l'œuvre pour orgue de Max Reger entreprise par Jean-Baptiste Dupont) – ces deux livres constituent le second titre édité par Hortus, après Didascalie et autres pièces de fantaisie d'Yves Lafargue (2018). La famille Roth a été partie prenante dans le travail de préparation : Anne-Marie Roth Baud pour les illustrations stylisées qui au premier regard individualisent l'ouvrage ; l'altiste Vincent Roth (3) pour la réalisation – avec Yann Liorzou – des exemples musicaux, d'une extrême abondance dans le second volume ; le chef d'orchestre François-Xavier Roth pour la postface, citant le poème de Victor Hugo Après la bataille – « Mon père, ce héros ».
Le premier volume est au sens propre une biographie, brossée à travers les échanges entre Daniel Roth et ses interlocuteurs. L'histoire commence durant la Seconde Guerre mondiale avec un père Alsacien incorporé de force dans l'armée allemande (les « Malgré-nous ») et une vocation d'organiste stimulée par une indéfectible admiration pour Albert Schweitzer, puis passe par le Conservatoire de Mulhouse pour aboutir à celui de Paris. L'enseignement, issu de Dupré, dispensé par la grande Rolande Falcinelli, ne pourrait aujourd'hui que sidérer les jeunes musiciens – guère de place pour la musique ancienne, une même approche valant pour toutes les époques de la musique (ou plutôt celles que l'on pratiquait). Pourtant quelles grandes personnalités musicales cette époque aura connues, même si le temps présent est à maints égards en rupture avec le contenu et « l'esthétique » de la pédagogie d'alors. On notera que le travail éditorial des deux interlocuteurs est loin de s'être limité à formuler les questions les mieux à même de susciter les réponses les plus éclairantes de la part de Daniel Roth. Un très riche appareil de notes accompagne, à la fin de chaque chapitre, tant les questions que les réponses, avec par exemple des citations de Dupré ou de Falcinelli : on ne saurait évoquer de manière « critique » ce qui naguère était la norme, et qui ne passerait plus, sans donner la parole aux protagonistes d'alors – des sommités dans leur art et en leur temps, maîtres dont la parole est aussi source d'enrichissement, au prix d'une recontextualisation.
© DR
De grands noms accompagnent le cheminement de Daniel Roth organiste et compositeur – Maurice Duruflé, Marcel Bitsch, Norbert Dufourcq, Henriette Puig-Roget… – jusqu'à une rencontre essentielle, après une moisson de prix au Conservatoire, celle de Marie-Claire Alain, pour une réévaluation complète de la manière d'aborder les répertoires des différentes époques, en particulier classique français et baroque allemand, à travers aussi le prisme de la facture instrumentale. Préparation des concours internationaux et divers instruments parisiens jalonnent le temps – Saint-Séverin, alors en cours de réinvention par Alfred Kern, le Cavaillé-Coll–Mutin du Sacré-Cœur (si différent de Saint-Sulpice car initialement orgue, bien que gigantesque, de salon) : Falcinelli invitera dès 1963 Daniel Roth à la suppléer, avant qu'il ne devienne titulaire en 1973 – occasion d'évoquer, en lien avec la liturgie, la figure haute en couleur et controversée de Maxime Charles, recteur de la basilique de Montmartre, notamment en mai 1968. Entrecoupées d'un séjour de deux ans aux États-Unis comme enseignant à Washington, les années du Sacré-Cœur conduisent tout naturellement à celles de Saint-Sulpice, depuis déjà 1985 (4). Si, étonnamment, aucun chapitre n'est directement et in extenso consacré dans l'un ou l'autre tome à Daniel Roth enseignant, des Conservatoires de Marseille et Strasbourg aux Musikhochschulen de Sarrebruck et Francfort, cette facette essentielle du parcours du musicien n'a certes pas été oubliée : un chapitre supplémentaire, précisément intitulé Le pédagogue, est gratuitement téléchargeable sur le site de l'Aross (5).
L'orgue de Saint-Sulpice © Mirou
Le second tome, moins linéaire et plus complexe, constitue un cours d'interprétation à travers la perception, l'appréciation et l'analyse des textes musicaux et des conditions circonstanciées de leur mise en œuvre. Même si l'on peut assurément tirer profit de cette lecture sans être musicien, il va de soi que lire la musique, tant les exemples musicaux sont essentiels et généreusement fournis, est presque une condition pour apprécier pleinement l'enseignement dispensé, authentique cours de maître que l'on pourra approfondir et retravailler à loisir – le lecteur est d'ailleurs invité, pour la Prière de Franck, à « se munir de la partition ». Des questions tant de fond que de « détails », sans lesquels la fidélité à l'esthétique d'une œuvre peut rester lettre morte (l'esprit l'emportant sur la lettre), sont discutées par Daniel Roth avec méthode et précision, la part étant toujours laissée à l'interprétation, sur la base de données historiques, factuelles, analytiques : le lecteur-musicien pourra faire son miel des idées et solutions proposées, à sa convenance, une place évidente étant laissée au (bon) goût de l'interprète, à sa manière de ressentir. Un tel enseignement, qui propose et explique, offre un éclairage captivant et des plus enrichissants tant pour l'interprète que pour l'auditeur – c'est aussi une école de l'écoute.
Entre histoire de l'interprétation et cours d'analyse en vue d'une restitution instrumentale raisonnée mais sensible, le second volume traite avec concision et exactitude de données, tour à tour explicites ou implicites, essentielles à la restitution d'une œuvre musicale. La connaissance des moyens formulés par Daniel Roth (avec Pierre-François Dub-Attenti mais non sous forme de conversation) permet ainsi de passer de la technique à la restitution de l'esprit des œuvres : agogique, tempo, rubato, accentuation (avec l'exemple très développé, où entrent d'ailleurs en jeu quantité d'autres aspects détaillés dans les points suivants, de la Toccata de la Symphonie n°5 de Widor – auteur dont les nombreuses citations dans le livre révèlent un musicien étonnamment humain et réceptif), art du toucher, articulation de la phrase musicale, ornementation (impact de l'harmonie dans sa réalisation) et notes inégales dans la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles, épineuse question des notes communes (à plusieurs voix) – positions tranchées des différentes écoles (Guilmant et Dupré face à Widor et Tournemire, par exemple), notes répétées et staccato (d'un traitement si délicat à l'orgue en raison même de la diversité des instruments et de leur implantation), acoustique, transmissions (mécaniques, pneumatiques, électropneumatiques…), art de la registration selon les écoles et les factures d'orgues nationales, maniement de la boîte expressive, etc., autant de points étudiés isolément mais aussi à tout moment mis en perspective, car conjointement imbriqués dans l'élaboration d'une interprétation recevable, quantité d'œuvres d'esthétiques variées (César Franck et son orgue de Sainte-Clotilde occupant une place de choix) étant convoquées pour illustrer chaque propos. S'ensuit un Entretien sur l'interprétation à l'orgue (toujours avec PFDA), puis un chapitre sur Le compositeur avec Christophe Zerbini, et pour finir des réflexions sur la transcription et l'improvisation à l'orgue, double univers indissociable de cet instrument décidément pas comme les autres.
Tout parlera au connaisseur, qui apprendra néanmoins beaucoup du fait d'angles originaux d'approche et de perception des questions évoquées, fruit non pas d'une science innée mais de l'étude et de la pratique de toute une vie d'interprète et d'enseignant, et donnera aussi des ailes à qui découvrira, à travers la lecture de ces ouvrages, ce qu'interpréter signifie et quelles en sont les conditions avant de penser pouvoir proposer aux auditeurs une approche cohérente. Preuve musicale à l'appui avec le programme de la soirée du 16 novembre : Prélude en sol majeur BWV 541 de Bach, Andante tranquillo de la Sonate n°3 de Mendelssohn, Pièce héroïque de Franck, Scherzo (des Six duos pour harmonium et piano) de Saint-Saëns dans la transcription de Daniel Roth, Christus factus est (2012) de ce dernier, Prélude et fugue en la bémol op. 36 de Dupré, toutes ces œuvres étant en lien avec le contenu du second volume. Entre les deux dernières pièces écrites, Daniel Roth improvisa sur un chant corse, terre d'origine de Christophe Zerbini, auquel la soirée rendait naturellement hommage.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Sulpice, 16 novembre 2019
www.aross.fr/produit/daniel-roth-grand-choeur-entretiens/
(1) www.aross.fr/archives-documents/in-memoriam/
(2) www.editionshortus.com/hortus.php
www.editionshortus.com/collection_mgg.php
(3) Vincent Roth figure sur le Vol. 7 (2014) de la collection Les Musiciens et la Grande Guerre : Vaughan Williams, Hindemith, Schmitt, Koechlin, avec Sébastien Beck au piano – www.editionshortus.com/artiste_fiche.php?prod_id=93&artiste_id=193
mais aussi (CD ifo Classics 07002 de 2009) avec Daniel Roth jouant le Cavaillé-Coll de Sankt Bernhard à Mainz-Bretzenheim : Leclair (splendide Sonate op. 1 n°2 pour violon, arrangée par le soliste), Bach, Brahms, Chausson (séduisante Pièce pour alto et orgue op. 39), Ney (20ème des Préludes pour l'alto de 1849 – impressionnant !), Fauré, Daniel Roth, Ravel – www.ifo-classics.de/index.php/details/produkt/ifo07002.html
cependant qu'un album Wergo Organ ORG 71012 (Schott, 1999) fait entendre François-Xavier Roth à la flûte avec son père, Daniel Roth touchant ce même Cavaillé-Coll de Mayence : Boëly, Saint-Saëns (exquise Romance op. 37), Mendelssohn, Bach, Reger, Chaminade (pétillant Concertino op. 107), Franck, Hüe (imposante Fantaisie pour flûte et orgue), Widor, Vierne, Daniel Roth – www.danielroth.fr/#discographie
(4) www.concertclassic.com/article/daniel-roth-et-sophie-veronique-cauchefer-choplin-30-annees-de-titulariat-saint-sulpice
(5) www.aross.fr/wp-content/uploads/2019/11/Daniel-Roth-Gd-choeur_Le-pedagogue.pdf
Rappelons que les cinq émissions de la série Les Grands entretiens de France Musique consacrées à la fin de l'été 2019 à Daniel Roth, conversant avec Benjamin François, sont toujours disponibles en ligne :
www.francemusique.fr/personne/daniel-roth?xtmc=Grands%20entretiens%20Dan...
Photo (concert du 16/11/2019) © Joe Vitacco
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