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De Nono à aujourd’hui au festival ManiFeste 2024 – Histoires et espaces du son – Compte-rendu

 
Durant trois semaines, le festival ManiFeste a fait résonner les œuvres nouvelles des multiples générations qui font la musique contemporaine. Mais la manifestation organisée par l’Ircam s’attache aussi à revisiter, à travers quelques jalons bien choisis, l’histoire de cette musique qui s’est cherchée, depuis maintenant de nombreuses décennies, dans sa relation avec les technologies de diffusion. Après Laborintus II (1965) de Luciano Berio l’an dernier, Frank Madlener, directeur de l’Ircam, a choisi de faire réentendre une autre grande partition mixte (orchestre et sons fixés sur bande magnétique) d’un compositeur italien : Como una ola de fuerza y luz de Luigi Nono (1972). La filiation entre les deux compositeurs, représentants d’une avant-garde engagée, est évidente ; c’est d’ailleurs au sein du Studio di Fonologia della RAI, fondé 1955 à Milan par Berio et Bruno Maderna, que Nono mène les recherches sonores qui aboutiront à  Como una ola de fuerza y luz.
 

Yeree Suh © Marco Borggreve
 
L’œuvre nous renvoie à un monde lointain : c’est un « requiem d’espoir » qui trouve son inspiration dans le voyage au Chili que le compositeur fait en 1971 à la suite de l’élection de Salvador Allende, et la mort, quelques mois plus tard du leader révolutionnaire Luciano Cruz Aguayo qu’il y avait rencontré. La musique est, elle, d’une éclatante modernité. Elle témoigne d’une invention permanente, d’une expressivité totale. Il y a notamment une continuité parfaite, des échanges sonores entre les sons transformés de la bande magnétique, l’orchestre et les solistes. La déploration initiale est, par exemple, d’abord portée par la longue tenue des vents, entre pianissimo et mezzo forte, comme une foule qui s’assemble, avant d’être confiée à la soprano.
Remarquable dans cet emploi, la Coréenne Yeree Suh met en lumière, par la clarté de l’émission et un vibrato impeccablement contrôlé, une certaine proximité de l’écriture vocale et électronique. La partie orchestrale est pleine de moments saisissants, comme lorsque les quatre piccolos qui, aux deux tiers de l’œuvre, viennent peu à peu déchirer le tissu orchestral jusqu’à se fondre avec leur ombre électronique. Pascal Rophé (photo) dirige avec aisance et un grand sens de la continuité l’Orchestre philharmonique de Radio France dans sa dimension la plus monumentale (les vents par quatre ou six) requis par Nono, auquel s’ajoute une partie de piano tellurique portée par l’excellent Jean-Frédéric Neuburger.
 

Elżbieta Sikora © elzbietasikora.com

En première partie, Pascal Rophé dirigeait la création de la nouvelle version de Sonosphère III & IV d’Elżbieta Sikora. Ce diptyque d’une vingtaine de minutes est une belle illustration de ce dont l’informatique musicale est aujourd’hui capable, en termes de transformation et de spatialisation du son, mais aussi comment elle peut rendre incertaine la frontière entre son instrumental et son électronique. Plus que l’écriture pour l’orchestre, relativement classique et multipliant les références aux langages du XXe siècle, c’est la création d’un espace sonore qui impressionne, ainsi que la capacité de la compositrice polonaise, récente lauréate du Prix du Président de la République décerné par l’Académie Charles Cros, à faire se relayer des matières sonores hétérogènes. La précision obtenue par Pascal Rophé à la tête de l’orchestre et le travail minutieux des équipes de l’Ircam (le réalisateur en informatique musicale Augustin Muller et Luca Bagnoli pour la diffusion sonore) nous plongent dans une atmosphère sonore fascinante, que l’on peut désormais apprécier en « son binaural » sur le site de France Musique (1).
 

Geli Li © gelilicomposer.com

La jeune génération de compositeurs poursuit aujourd’hui cette réflexion sur le son instrumental, son amplification et sa transformation. Un concert le 22 juin à l’Espace de Projection réunissait les stagiaires de l’Académie de l’Ircam et trois solistes prestigieux : la violoniste Hae-Sun Kang, l’accordéoniste Anthony Millet et Alain Billard à la clarinette basse ou contrebasse. Il en ressort toute la difficulté de l’affaire, qui se heurte à l’écueil d’une écriture trop sage où l’électronique viendrait multiplier les lignes instrumentales sans vraiment les transformer ou celui d’un parti pris bruitiste perdant de vue la réalisation formelle. On retiendra cependant la belle proposition de la compositrice sino-américaine Geli Li (née en 1992), qui, dans Breath VI, parvient à extrapoler le souffle de l’accordéon et à le confronter à son reflet diffracté dans l’espace de la salle.
 
Jean-Guillaume Lebrun

 

 
Paris, Maison de la Radio et de la Musique et Ircam, 19 et 22 juin 2024
 
(1) www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/manifeste-ircam-2024-elzbieta-sikora-luigi-nono-orchestre-philharmonique-de-radio-france-pascal-rophe-4719209

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