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Don Giovanni à l’Opéra Bastille - Bombe Giovanni - Compte-rendu

Terrible destin réservé à ce Don Giovanni cynique et sans scrupule, expédié sans délai par la fenêtre d'un building, à défaut de brûler dans les flammes de l'Enfer. Image saisissante certes, mais ressentie par le public comme un soulagement, ce personnage privé d'âme et sans une once d'humanité ne suscitant finalement ni apitoiement, ni regret.

Pour sa première mise en scène lyrique, le cinéaste Michael Haneke, réputé pour ses lectures radicales et son regard sans concession sur la société, avait frappé fort. Six ans après, le choc de cette transposition moderne et prémonitoire fait toujours l'effet d'une bombe. L'argent et le pouvoir sont au cœur de ce drame contemporain, tout entier déplacé dans le monde sans pitié des affaires. Trader prêt à tout, Don Giovanni est un businessman dénué de la moindre émotion, un prédateur sans complexe à qui l'argent a fait tourner la tête. Jouisseur invétéré, il domine ses subalternes et en premier lieu son assistant personnel, Leporello, qui lui vaut pourtant un véritable culte, emporté qu'il est par une incontrôlable frénésie de consommation, un irrépressible désir de posséder « tout, tout de suite ». Usant de son pouvoir et en cela proche de certains agissements « alla DSK », il n'a aucune limite, violant, tuant si besoin est, abusant de tous ceux qui l’entourent, sans cadre, ni repère, ivre de puissance. Dominateur et provocateur, cet homme n'est cependant jamais séducteur, ses rares moments de faiblesse (les baisers qu'il donne à Leporello, sa velléité de suicide avant d'entonner « Finch'han dal vino », ou sa poitrine offerte à plusieurs reprises en guise d'absolution, étant bien vite remplacées par de nouvelles brutalités), ne s'avèrent jamais sincères, mais relèvent d'une posture.

Porté au paroxysme par l’interprétation fascinante de Peter Mattei, ce Don Giovanni marquera durablement l'histoire de l'opéra. Le grain de voix rare du baryton suédois, l'aisance vocale, la musicalité sans faille qui lui permet de chanter pianississimo le célèbre « Deh vieni alla finestra » couché à terre et l'extraordinaire sens de la déclamation (son imagination dans les récitatifs semble sans fin !), associés à un jeu instinctif et naturel, pourtant étudié dans les moindres détails, n'ont tout simplement pas d'équivalent aujourd'hui.

La mise en scène très construite et serrée comme les mailles d'un filet pourrait se concentrer sur le personnage central au détriment des autres, ce qui n'est pas le cas. Si l'on regrette le magnifique Leporello de Luca Pisaroni, véritable miroir inversé de son maître, dont la composition plongeait dans des abîmes d’ambiguïté, celle de David Bizic (qui campait Masetto en 2006) moins fouillée, psychologiquement, demeure satisfaisante sur le plan vocal. Véronique Gens au sommet de son art, trouve sans doute son meilleur rôle pour ses débuts in loco. Sa voix ronde et charpentée, ses aigus épanouis enfin libérés de toute contrainte mis au service de cette Elvira, amoureuse à la dérive, alcoolique et jusqu’au-boutiste, suscitent une réelle émotion dans cet univers de bureaux glacé et faiblement éclairé – et quelle maîtrise du chant mozartien pour assumer aussi pleinement ses deux airs. Patricia Petibon, qui succède à Christine Schäfer, campe une incendiaire Donna Anna, dont les moyens et le tempérament sont ceux d'une artiste qui ne craint pas de tout donner en scène, pour défendre une conception qui visiblement l’inspire. Paata Burchuladze est désormais bien usé même pour incarner Le Commandeur, les jeunes Nahuel di Pierro (Masetto) et Gaëlle Arquez (Zerlina) sont assurés de gravir rapidement les échelons, tant leurs prestations sont de bon niveau, tout comme celle du ténor suisse Bernard Richter, superbe Ottavio dont on gardera en mémoire l'émouvant « Dalla sua pace », chanté en position fœtale comme s'il ne souhaitait pas affronter la réalité mais retourner aux origines.

La direction massive, aux tempi contestables de Sylvain Cambreling avait laissé un goût amer ; celle de Philippe Jordan nous transporte. Nerveuse, lumineuse et alerte, elle cerne chaque linéament du discours autant qu'elle le structure, la partition étant constamment irriguée d’un sang neuf et bouillonnant. Mémorable soirée.

François Lesueur

Mozart : Don Giovanni – Paris, Opéra Bastille, 15 mars, puis les 18, 21, 23, 25 mars et les 3, 8, 12, 14, 16, 19, 21 avril 2012

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Photo : Opéra de Paris / Charles Duprat
 

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