Journal
Don Giovanni selon Benjamin Prins au Theater Nordhausen – Donald trompe toutes les femmes – Compte-rendu
Dans la mise en scène de Benjamin Prins, Don devient un plasticien possiblement américain – Don abrégeant alors Donald ? –, un de ces génies autoproclamés qui pensent pouvoir tout se permettre, notamment auprès des femmes, mais pas seulement. Celui qui prend ici la tête d’Andy Warhol, seul artiste moderne dont le visage est immédiatement reconnaissable, se livre aussi à d’autres formes de profanation, comme lorsqu’il cherche à récupérer le sang du Commandeur en vue d’une création à venir, ou lorsqu’il arbore une sorte de soutane en latex rouge pour présider la fête de la fin du premier acte.
Kyounghan Seo (Don Ottavio), Zinzi Frohwein (Donna Anna), Pilipp Franke (Don Giovanni), Rina Hirayama (Donna Elvira) @ Clemens Heidrich
Toute l’action se déroule dans l’atelier de l’artiste – sa Factory – où apparaissent aussi bien les serveurs et techniciens autour de Zerlina et Masetto que la faune branchouille qui vient s’extasier devant sa dernière création, en l’occurrence deux panneaux ondulants qui rappelle Richard Serra, mais en claustras pouvant évoquer la touche de certains Soulages. Ottavio est un journaliste chargé d’interviewer le génie (dont toute la suffisance éclate dans les quelques minutes de l’interview en question, diffusées avant l’ouverture). Cette transposition pleine d’intelligence et d’humour fonctionne à merveille, la descente aux enfers étant remplacée par un moment de crise d’inspiration où Don Giovanni plonge les mains dans un bac de peinture rouge, sous les applaudissements de toutes ses victimes plus ou moins consentantes.
Yuval Oren (Zerlina), Timon Führ (Masetto) © Clemens Heidrich
Pendant la durée des travaux d’agrandissements du Théâtre de Nordhausen, les représentations ont lieu dans la ville voisine, Sondershausen, à la Haus der Kunst où une scène a été installée en attendant que la troupe puisse réintégrer ses locaux. On se demande d’abord où a été placé l’orchestre, en l’absence de fosse : on entend parfaitement les instrumentistes, qui ne semblent pourtant pas sonorisés. Le bal de la fin du premier acte élucide le mystère, quand un rideau s’ouvre en fond de scène, dévoilant l’orchestre. Il s’agit du Loh-Orchestre Sondershausen, formation fondée en 1619, que Brahms considérait comme l’une des meilleures d’Allemagne, et qui eut notamment Max Bruch pour Kapellmeister. Ce soir-là, l’orchestre n’est pas dirigé par Pavel Baleff, son directeur musical (fonction qu’il exerce aussi à l’Opéra de Limoges), mais sous la baguette du jeune chef italo-allemand Julian Gaudiano, que sa formation baroqueuse incite peut-être à adopter des tempos rapides, communiquant un climat fiévreux à certains passages qu’on a l’habitude d’entendre pris à un rythme moins allant. Le chœur du Theater Nordhausen, relativement peu sollicité dans cette œuvre, n’en brille pas moins par sa présence scénique.
Thomas Kohl (Le Commandeur), Zinzi Frohwein (Donna Anna), Kyounghan Seo (Don Ottavio) © Clemens Heidrich
Quant aux solistes, ils sont pour les uns issus de la troupe permanente, pour les autres recrutés pour l’occasion. Le jeune baryton Philipp Franke est totalement crédible dans son incarnation théâtrale et vocale du rôle-titre, qu’il s’approprie sans difficulté apparente. Son Leporello délicieusement désinvolte a toute la richesse de graves qu’on avait déjà pu remarquer chez Andriy Gnatiuk du temps où il était pensionnaire de l’Académie de l’Opéra de Paris ; la relation entre les deux personnages est ici très finement rendue lors des récitatifs – chantés en allemand alors que les airs, surtitrés, restent en italien. Face au couple Ottavio-Anna, on a rarement autant eu l’impression d’un vermisseau amoureux d’une étoile : avec son crâne dégarni et sa dégaine un peu minable, le « journaliste » obsédé par cette interview qu’il réécoute à tout propos bénéficie néanmoins de la voix totalement idoine de Kyounghan Seo – on regrette que « Dalla sua pace » n’ait pas été retenu dans cette version de Vienne – tandis que sous sa crinière rousse et dans sa robe moulante, Anna a toute la sensualité de Rita Hayworth dans Gilda, impression confirmée par la voix opulente mais disciplinée de Zinzi Frohwein. Rina Hirayama est une superbe Elvira, incapable de résister à son porc qu’elle cherche à balancer, tout comme Yuval Oren, Zerlina exquise qui se laisse toucher davantage que « le bout des doigts », contrairement à ce qu’elle affirme à son Masetto, un Timon Führ à la carrure imposante. Thomas Kohl, membre de longue date de la troupe, prête au Commandeur une voix sonore.
Laurent Bury
Mozart, Don Giovanni - Sondershausen, Haus der Kunst ; 11 février 2023, troisième représentation dans cette nouvelle production. Jusqu’en avril à la Haus der Kunst Sondershausen // theater-nordhausen.de/musiktheater/don-giovanni
Photo © Clemens Heidrich
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