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Fazil Say, Kristjan Järvi et l’Orchestre National au Châtelet - Le courant passe - Compte rendu
Extraordinaire soirée que celle proposée par l’Orchestre National de France, lequel s’est offert un tour de manège comme il n’en fait pas souvent. Une soirée, étonnante, détonante, pleine de contrastes et de chocs, une soirée où ces solides musiciens rompus à tous les styles ont été littéralement secoués par l’inattendu, celui du virevoltant Kristjan Järvi (photo), frère de Paavo. Cet Estonien qui secoue les routines partout où sa fraîcheur enthousiaste et son désir de faire de la musique sans barrières, mène sur des territoires inconnus.
En bon nordique frotté de culture pétersbourgeoise, mais allégé par l’allant américain, celui qu’on appelle le nouveau Bernstein a fait découvrir deux pages méconnues : en ouverture, une étrange orchestration des Variations sur un thème de Corelli de Rachmaninov, réalisée il y a 15 ans par le chef Corneliu Dumbraveanu, et qui tient particulièrement à cœur au père de Kristjan, le grand Neeme Järvi, qui l’a souvent inscrite à ses programmes. Un étonnant mélange de saveurs instrumentales bigarrées, sur le mode de la variation, que l’orchestre n’a sans doute pas eu le temps de méditer, malgré la battue précise, à la fois caressante et musclée de Kristjan Järvi.
Autre quasi-découverte, les quelques pièces qui composent la musique de scène de la pièce d’Ostrovski, Snegoroutchka, écrite non par Rimski-Korsakov, dont on connaît le magnifique opéra, bien qu’il reste dans ses neiges habituellement tant il est peu exportable, mais par Tchaïkovski, sur un mode charmeur où l’on reconnaît le style de Casse-Noisette. Le concert a donc culminé sur une danse des bouffons envoyée avec furia par l’Orchestre, qui entretemps avait été chauffé à blanc par les deux concertos français joués par Fazil Say.
Fazil Say © DR
Rien, on le sait, ne rapproche le Turc Fazil Say de quelque interprète actuel, rien chez lui qui soit fait pour complaire aux puristes, mais tout pour émouvoir, séduire, impressionner, enchanter, et souvent bouleverser, bref éblouir. De son Concerto en sol de Ravel, très jazzy, très proche de Gershwin, on retiendra le caractère mordoré, la grâce sensuelle de cette lumineuse promenade méditerranéenne, où les sonorités claquent comme un drap séchant au vent et au soleil. Comme les pommes de Cézanne, la musique ainsi délivrée de ses carcans sent bon. Le tout couvé avec une amitié constante par Järvi, qui aura passé précédemment plusieurs jours à travailler avec le pianiste pour enregistrer le CD qui complètera ce concert, chez Naïve. Ces deux là, sincères, surdoués, brûlants, sont faits pour se comprendre à chaque pulsion de leur formidable énergie, même si l’on imagine combien Fazil Say, de par sa liberté, est difficile à conduire.
Ensuite, un Deuxième Concerto de Saint-Saëns fulgurant, comme on pouvait l’attendre, et que Say joue comme grisé, courant après son ombre. Quelques sorties de terrain par moments, mais une trajectoire irrésistible. Car cet incomparable artiste apporte tant de vie à ses interprétations que son jeu ne pâtit jamais de quelques petites failles. C’est l’apanage des plus grands. Et pour refermer la boucle, le toujours magnifique Black earth, petit-chef d’œuvre de retour aux sources de la vibration, comme remontée de ses souvenirs. Et en se remémorant les ennuis qu’il a eus dans son pays d’origine en raison de ses prises de position franches et éclairées, on imagine que ces souvenirs sont brûlants.
Jacqueline Thuilleux
Paris, Châtelet, 6 octobre 2014 (Le concert est diffusé le 9 octobre à 20h sur France Musique)
A écouter :
- Balkan Fever, MDR Leipzig Radio Symphony Orchestra, dir. Kristjan Järvi ( Naïve)
- Say plays Say (Naïve)
Photo K. Järvi © Franck Ferville
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