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Festival Toulouse les Orgues 2021 – « Le » rendez-vous de la planète orgue – Compte-rendu
Déjà un quart de siècle que Toulouse les Orgues s'est imposé comme la manifestation française la plus ambitieuse dans le domaine de l'orgue, et bien au-delà, l'édition 2021 étant la 26e du nom : vingt-cinq ans révolus. S'y intégrait la 13e édition du Concours international d’Orgue de Toulouse, créé par Xavier Darasse en 1981 – demi-finale avant, finale pendant le Festival (1) –, dont les modalités ont à plusieurs reprises varié : axé jusqu'en 1988 autour de thématiques spécifiques ; prenant en 2002 la forme d'un concert libre pour chaque candidat retenu sur l'orgue toulousain de son choix ; scindé à compter de 2021 en trois catégories, chacune dotée d'un premier prix, à savoir « orgue baroque » : Quentin Duverdier (France), qui venait de remporter le Grand Prix d'Orgue Jean-Louis Florentz – Académie des Beaux-Arts, le jury étant présidé par Francis Chapelet (2) ; « orgue symphonique » : Gabriele Agrimonti (Italie), déjà lauréat des concours d’improvisation de Haarlem (Pays-Bas), St Albans (Tournemire Prize, Angleterre), Strasbourg (Concours Boëllmann-Gigout), Paris (Grand Prix Marchal-Litaize) ; « orgue du XXe siècle » : Ádám Tabajdi (Hongrie), en partie formé à Paris.
Les trois lauréats du Concours d'orgue 2021 (de g. à dr. : Garbriele Agrimonti, Quentin Duverdier et Ádám Tabadji
Si le public, de manière générale, n'est pas encore complètement revenu, Toulouse les Orgues se réjouit cette année d'une fréquentation particulièrement assidue, bien qu'avec des écarts non expliqués. Ainsi le traditionnellement très couru ciné-concert à Saint-Sernin, toujours en partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse, n'a-t-il pas fait salle comble comme à l'accoutumée, alors que de mémoire de festivaliers la prestation de Paul Goussot, sur le rare et original The Beloved Rogue (L’Étrange Aventure du vagabond poète) : vie romancée du poète François Villon signée Alan Crosland (1927), était de première grandeur. Mais pour la Nuit de l'Orgue, toujours à Saint-Sernin, il a par contre fallu refuser du public …
Thierry Escaich © TLO
Un week-end de clôture éclectique, marque de fabrique de TLO
C'est à la Dalbade que l'ultime week-end débutait : public dense, malgré l'horaire (vendredi à midi trente) et… un programme uniquement Tournemire (somptueux et formidablement servi par la palette orchestrale du grand Puget), lequel continue de diviser connaisseurs et amateurs. Le choix du talentueux organiste suisse Tobias Willi se porta d'abord sur un extrait de L'Orgue mystique (n°11), mise en exergue de l'art poétique et du talent de coloriste de Tournemire : tout un monde harmonique frémissant et flamboyant, souvent fort audacieux. Deux œuvres tardives s'ensuivaient (Opus 69 et 75), vigoureux faire-valoir du Puget et de qui le touchait, infiniment serviteur d'une œuvre qui assurément le mérite : richesse de cette musique terriblement tourmentée, de déploiements telluriques en envolées d'une étrange abstraction poétique. L'extrême modernité de ce Tournemire-là ne pouvait que saisir une assistance enthousiaste. Un créateur complexe, humainement difficile, mais dont l'œuvre mérite plus de considération que ce n'est souvent le cas.
Lionel Suarez © TLO
Changement radical d'esthétique dès 18 heures dans l'un des centres culturels « de quartier » de Toulouse, l'instrument modulaire conçu par Henri-Franck Beaupérin et construit par les Frères (Stéphane et Olivier) Robert, l'orgue Gulliver (3), ayant été installé dans la vaste salle du Théâtre des Mazades. Une vivante conférence de Solange Bazely (4), dédiée corps et âme au tango, évoqua d'abord avec brio, en regard du programme du soir, la vie haute en couleur d'Astor Piazzolla (5). De ses multiples influences – Carlos Gardel (Toulousain !), Anibal Troilo, Alberto Ginastera, Nadia Boulanger – à la création du tango nuevo, qui le fit sortir des salons de danse de Buenos Aires pour le mener jusqu'au Carnegie Hall. Le concert réunissait ensuite Thierry Escaich à l'orgue et l'extraordinaire Lionel Suarez à l'accordéon – captation vidéo intégrale sur YouTube (6). Programme Piazzolla, mais aussi Gardel et Galliano, entrecoupé d'improvisations de l'un et/ou de l'autre. Si les textes d'Horacio Ferrer, consubstantiels de Piazzolla, étaient naturellement absents, tout ce qui fait sa musique était bel et bien présent – Escaich improvisant souvent à sa manière propre, motorique insistante et submergeante, pour finalement se glisser presque malgré lui dans la rythmique si complexe et grave, irrésistiblement grisante et d'une savante souplesse, du tango sous toutes ses formes. Un grand moment hors cadre comme TLO sait toujours en proposer.
Au Gesu, siège de TLO, était proposait le samedi en fin de matinée un exemple parlant des actions pédagogiques menées tout au long de l'année : création orgue et électro-acoustique d'élèves de CM2 autour de trois orgues miniatures (tels que représentés sur les tapisseries médiévales), de quelques tuyaux chacun : trompette, bourdon, plein-jeu. Éveil à l'instrument à la fois ludique et d'une riante inventivité, chaleureusement guidé par les professeurs : le public de demain (si possible dès aujourd'hui) de Toulouse les Orgues, offrant un spectacle sensible à même de séduire les plus grands.
Maîtrise de Toulouse © Pierre Mey
Enseignement toujours, à une tout autre échelle, avec en fin d'après-midi à la Dalbade La voix des anges, par la Maîtrise de Toulouse, créée en 2006 au sein du Conservatoire de Toulouse et bien sûr déjà admirée à TLO, sous la direction de son fondateur anglo-français Mark Opstad, d'une extrême précision, empathique, les yeux dans les yeux, pour un résultat absolument magnifique. C'était leur première prestation depuis vingt mois, et l'on ne risque guère à dire que la Maîtrise – quelque cinquante chanteurs, pour moitié très jeunes – n'a rien à envier aux chœurs anglais. Parvenir à un tel niveau constant pour une formation dont les membres changent en permanence au fil des ans est en soi un petit prodige. Au programme figuraient la Messe pour double chœur a capella de Frank Martin, chef-d'œuvre de sobriété et d'exigence, et le Requiem de Fauré, avec à l'orgue Puget le Britannique William Fielding – très beau travail dans une transcription ad hoc, altière et retenue, cependant que le chef optait pour un latin mi-gallican (douceur des accents), mi-romain. Voix excellente du soprano garçon, couleur irremplaçable dans le Pie Jesu : même pas peur, aucune affectation, simplement libre et d'une projection naturelle, radieuse. De même le baryton solo dans l'Hostia et le Libera me, digne et stylé. Grande émotion dans l'In paradisum, l'église vibrant sous l'effet d'une dynamique générale savamment nuancée et incarnée, jusqu'à la gigantesque ovation finale.
Esther Assuied © TLO
La Nuit de l'Orgue
La fameuse Nuit de l'Orgue prit la forme de trois concerts enchaînés, dédiés à la transcription et retransmis sur grand écran (via une vraie régie). Honneur aux Dames, rappelant la thématique de l'édition 2019 (7), avec pour commencer la trop rare Viviane Loriaut – l'énergie poétique incarnée – dans un choix d'œuvres racé et équilibré redisant les liens de Toulouse avec l'Espagne, accompagnée, et inversement, de Pascal Clarhaut, trompette solo à l'Orchestre de l'Opéra national de Paris, son complice musical de longue date : Cabanilles (Tiento grandiosement hiératique et animé), Claude Nougaro-Dave Brubeck (bluffante pulsation rythmique de Jet Set/Take five et d'À bout de souffle/Blue rondo à la turk !), Joaquín Rodrigo (Aranjuez), Guy Bovet (Tango de sesto tono…), Ravel (Pièce en forme de Habanera), Cabanilles-Bovet. Un grand et vrai bonheur, également pour l'instrument lui-même, cela se respirait !
Leur fit suite Esther Assuied dans un programme de Préludes. Schoenberg (celui des Gurrelieder), Bax (Tintagel), Duruflé (celui de la Suite op. 5, seule pièce pour orgue de la soirée), mais aussi Debussy, Richard Strauss, Carl Orff, Max Richter, Hans Zimmer, autant de pages improbables à l'orgue, offrant une architecture chaque fois puissamment habitée, conçue, ressentie et restituée, avec comme tout au long de la soirée, toujours différemment, des prodiges d'inventivité en termes de registrations aux claviers du Cavaillé-Coll de Saint-Sernin. Démonstration singulière et captivante : l'orgue peut à peu près tout.
C'est à quatre mains et dans l'émerveillement que la soirée se referma, Anna Homenya et Camille Déruelle proposant elles aussi un florilège transcrit, dans une optique instrumentale triplement spécifique. D'abord Tchaïkovski : on sait qu'il sonne superbement à l'orgue, à rendre jalouse la version originale de Casse-Noisette. Ouverture miniature, Danse de la Fée dragée, Danse arabe (particulièrement envoûtante) et Danse des mirlitons surent restituer avec vivacité les mille facettes de la palette de Tchaïkovski. S'ensuivirent des pages de Mel Bonis, disciple de Franck : non pas empruntées à son œuvre d'orgue (Georges Lartigau en a gravé l'intégrale à l'orgue Puget de Saint-Amans de Rodez, Ligia, 2017), mais de piano et/ou d'orchestre. Pavane élégiaque et nostalgique, « Valse espagnole » Les Gitanos (Chabrier n'est pas loin, et avec autant d'esprit), Valse lente et Ballabile (beauté des silences !) de la Suite en forme de valses op. 35-39 (1898). Du très beau piano orchestré à l'orgue, vif, expressif. Trois Danses slaves d'Antonín Dvořák couronnaient ce feu d'artifice. Avec le sentiment, inverse de Tchaïkovski, que l'intention était non de restituer l'orchestre du maître tchèque mais d'inventer son équivalent organistique, avec quel panache ! De très belles figures féminines réaffirmant tout au long de la soirée et de manière foncièrement individuelle l'incroyable polyvalence de l'instrument orgue.
Le Cavaillé-Coll de la basilique Saint-Sernin © Mirou
Deux orgues rejoignent un patrimoine instrumental d'exception
Créée en 2020, la Schola Cantorum de la basilique Saint-Sernin y donnait sous la direction de Jean Persil son tout premier concert, le dimanche à midi, ouvrant la dernière journée du Festival. Au grand orgue Jean-Baptiste Dupont, titulaire de la cathédrale Saint-André de Bordeaux – dont le projet de reconstruction du grand orgue (8) semble avancer –, chez lui également à Saint-Sernin : altier Troisième Choral de Franck ; à l'orgue de chœur William Fielding, qui monta en tribune pour un souple Triptyque de Tournemire – splendeur des flûtes harmoniques. Extraits de la Messe de Vierne à deux orgues, pages chorales de Rheinberger, Paul Mealor et Franck : pour une formation aussi récente et d'ampleur, le résultat est assurément des plus prometteurs, le lieu même, unique, insufflant à l'évidence esprit et élévation aux jeunes chanteurs.
La raison d'être de Toulouse les Orgues est la valorisation d'un patrimoine instrumental exceptionnel, par sa diversité et sa qualité, lequel s'élargit doublement cette année. L'intérieur de Notre-Dame de la Daurade ayant été entièrement restauré, son orgue Poirier-Lieberknecht (1864)–Eugène (1889) et Jean-Baptiste (1897) Puget a été scrupuleusement relevé par le facteur gersois Jean Daldosso, très présent à Toulouse (Salins, notamment) et retrouve sa place dans la programmation de TLO. De même, un rare témoin de la facture des années 1930, le Maurice Puget de Saint-Jérôme : dernier instrument à transmission pneumatique construit à Toulouse (1936), a été relevé par Stéphane Pesce (Pau) et les Frères Robert (La Chapelle-sur-Erdre, Nantes), ce qui lui permet de faire son entrée dans la programmation. Les deux concerts de Saint-Jérôme (inauguration par Bernhard Haas le 10 octobre, puis ce dernier dimanche en milieu d'après-midi) étaient dédiés au facteur et harmoniste Olivier Robert, décédé peu avant le Festival (9) – Olivier et Stéphane Robert ont également participé au relevage du Cavaillé-Coll de Saint-Sernin en 2017.
Bart Jacobs & I Muffatti © TLO
Ce second concert de Saint-Jérôme, Le Violon du cœur, associait Natacha Triadou et Marc Chiron, l'un des titulaires du Puget de la Dalbade. Mozart, Kreisler, Delerue (Concerto de l'Adieu), Massenet, Wieniawski (Carnaval russe) : programme généreux et plus que virtuose, suspendu et intimiste, les registres grave et médian du violon sonnant de manière remarquable, moins l'aigu, dans l'acoustique riche de cette église étonnante, où l'on se croit davantage dans le Londres de Christopher Wren ou la Vienne impériale qu'en terre toulousaine. Quant au Puget, incroyablement rond pour une élocution qui n'en est pas moins d'une précision d'attaque saisissante, il fit merveille dans le Prélude en mi bémol op. 99 de Saint-Saëns et le Victimae paschali laudes de Tournemire (décidément très présent durant ce week-end).
Le vivifiant concert de clôture, en l'étrange et vaste église Saint-Aubin (inachevée, sans fenêtres hautes, éclairée uniquement par les bas-côtés), s'intitulait Le concert rêvé de Bach : thématique du concerto pour orgue et orchestre selon Bach, en puisant dans les Cantates avec « orgue obligé » et les Concertos pour clavier ou violon du Cantor, souvent transcriptions d'originaux disparus : l'époustouflant Bart Jacobs, soliste, s'en explique dans le programme téléchargeable. Il codirigeait, avec la Konzertmeisterin Birgit Goris, l'excellent Ensemble les Muffatti – Orchestre baroque de Bruxelles (cordes et clavecin), plus que séduisant d'énergie, d'engagement et de convivialité, chaleureux et vif-argent, instrumentalement éblouissant. Bart Jacobs aurait dû jouer l'Orgue Gulliver, qui ne put finalement être installé, remplacé par un Johan Deblieck de six jeux (deux claviers, pédalier en tirasse, 2010) déjà entendu en région toulousaine, ainsi à l'Orangerie de Rochemontès sous les doigts de Martin Gester. Sans doute gagna-t-on au change, le Deblieck étant plus compact et mieux intégrable au dispositif des cordes. Belles présence et projection sur l'ensemble de la tessiture, cependant que rien n'y pardonne, tout sur le fil du rasoir : pas un allegro qui ne soit à haut risque sur ce type d'instrument. Et pourtant, dans les pages lyriques aussi bien que toniques, admirablement maîtrisées et d'un galbe parfait, partout un chant expressif régnait en maître – quelle main droite, virtuose, et quelle respiration ! Un programme plus que généreux, dans une joie musicale partagée de chaque instant – le chant, le rythme, la vie même –, reçu tel un don, avec effusion, par une assistance naturellement conquise.
Au moment de donner rendez-vous aux festivaliers pour la 27ème édition de TLO, Yves Rechsteiner, son directeur artistique depuis 2014, annonça l'arrivée pour 2022 de son propre « orgue de transport », qui devrait être construit par un facteur belge et harmonisé par Jean Daldosso. L'instrument, au sein de la programmation de Toulouse les Orgues, pourra à son tour porter la bonne parole de l'orgue également là où il n'y en a pas.
Michel Roubinet
Week-end de clôture du Festival Toulouse les Orgues, concerts des 15, 16 et 17 octobre 2021
toulouse-les-orgues.org
Programmation de la 26ème édition (on peut aussi télécharger le programme détaillé et commenté de chaque concert)
toulouse-les-orgues.org/festival/programmation/
Le site propose également un moteur de recherche sur l'ensemble des quelques 500 orgues d'Occitanie
toulouse-les-orgues.org/orgues-2/orgues-moteur/
(1) Concours international d’Orgue de Toulouse
toulouse-les-orgues.org/concours-2/
Lauréats du Concours depuis sa création
toulouse-les-orgues.org/concours/histoire-du-concours/
(2) Grand Prix International d’Orgue Jean-Louis Florentz (Angers – Académie des Beaux-Arts)
www.printempsdesorgues.fr/spectacle/finales-grand-prix-dorgue-florentz-2020/
(3) Orgue Gulliver
www.orgue-en-france.org/lorgue-gulliver/
(4) Solange Bazely
culture-tango.com/bio-solange-bazely/
(5) Pour célébrer le centenaire de la naissance du musicien, Membran a publié au printemps un coffret de 10 CD : Astor Piazzolla, Master of Tango nuevo. S'y trouvent réunies des gravures allant de 1942 à 1961, de l'Orquesta Tipica d'Anibal Troilo (avec le chanteur Francisco Fiorentino) aux formations successives de Piazzolla, y compris le célèbre album gravé à Paris en 1955, Sinfonia de Tango.
(6) www.youtube.com/watch?v=tndq_cUyB6s
(7) www.concertclassic.com/article/24eme-festival-toulouse-les-orgues-orgue-et-musiciennes-jeunes-talents-musiques-actuelles-et
(8) www.concertclassic.com/article/trois-questions-jean-baptiste-dupont-organiste-titulaire-de-la-cathedrale-saint-andre-de
(9) Hommage à Olivier Robert
www.orgue-en-france.org/category/actualites/
Photo © TLO
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