Journal
George Balanchine (ballet) au Palais Garnier – Y’a d’la joie – Compte-rendu
L’Opéra de Paris a-t-il vraiment besoin de ce spectacle de pur divertissement, qui date un peu malgré sa virtuosité ? Et coûteux sans doute … Sans doute, car, pour une fois, alors que les grands ballets classiques tels Giselle ou le Lac des Cygnes sont souvent marqués par le drame, et que les recherches contemporaines montrent plutôt de lourdes interrogations sur les mythes, le corps lui-même ou les problèmes sociaux et psychologiques, voilà que les danseurs réapprennent à sourire. Désinvolture, tel est en effet le maître mot de ces deux œuvres, Ballet Impérial et Who cares, qui entrent au répertoire, mais un mot sur lequel il ne faut pas se méprendre, car ils demandent une féroce virtuosité, une aisance de style, dont les danseurs de l’Opéra ne sont d’ailleurs par encore totalement maîtres, semble-t-il, comme l’ont montré quelques faiblesses le soir de la première.
George Balanchine en 1952 © Tanaquil LeClercq
Depuis de longues années, le Ballet de l’Opéra et ses différents responsables ont toujours marqué une nette prédilection pour le répertoire balanchinien, qui est considérable dans la maison. Des Stravinski mis en pas par Balanchine, notamment le terrible Agon, à l’inusable Fils prodigue sur la musique de Prokofiev, l’œuvre du maître géorgien, de culture russe et de choix américain, est fortement représentée à Paris. Et pas toujours pour le meilleur, certaines entrées au répertoire, notamment l’insipide Songe d’une nuit d’été, inexistant en regard de celui de John Neumeier – également au répertoire de l’Opéra –, n’ayant pu survivre au naufrage malgré les riches et magnifiques costumes de Christian Lacroix.
Mais, démodé ou pas, Balanchine reste un mythe, et la savante ingéniosité de ses entrelacs, sa parfaite musicalité, continuent de faire l’admiration, même s’ils n’ont plus la même portée qu’en leur temps. Rafraichissante donc, cette mise en regard de deux pièces distantes de trois décennies: en ouverture, Ballet Impérial, de 1941, où Balanchine, formé à la meilleure école pétersbourgeoise et adorateur de Tchaïkovski, sur lequel il fit ses débuts, enfant, rêve aux révérences et aux brillants ordonnancements des ballets de cour russes. Les magnifiques tutus signés Xavier Ronze, scintillent, les diadèmes rutilent, et pour une fois sans haillons, les danseuses occupent l’essentiel des tableaux, car à l’époque tsariste, tout comme dans l’ensemble du XIXs siècle d’ailleurs, le meilleur revenait aux personnages féminins, objets décoratifs par excellence, tandis que les danseurs empourpointés servaient surtout de faire-valoir et de porteurs.
Ballet impérial © Agathe Poupeney - OnP
Beaucoup d’alignements, de révérences, de tours et de manèges brillamment enlevés pour ce divertissement tout en légèreté et élégance, où Paul Marque, le soir de la première, a paru comme étouffé par cette marée de divinités femelles, lesquelles, notamment grâce à la classe de Ludmila Pagliero et le pétillement de la première danseuse Silvia Saint-Martin, s’imposaient avec une vitalité réjouissante. Le tout sur le 2e Concerto pour piano de Tchaïkovski, confié à Emmanuel Strosser et dirigé par le Russe Mikhail Agrest avec une vigueur redoutable. Et habitués que nous le sommes aujourd’hui à l’égalité entre les deux sexes dansants, le fait de voir au tableau final une marée de beautés saluant, avec tout au fond une pale rangée de pauvres mâles perdus derrière ces tutus vainqueurs était d’une piquante drôlerie.
Who cares © Agathe Poupeney - OnP
Trente ans plus tard, puisque Who Cares (photo) a été créé en 1970, le chorégraphe de 66 ans était complètement américanisé, séduit par cette nonchalance faussement facile qu’un Barychnikov, autre Russe happé par l’outre-Atlantique, a si bien symbolisée. Là, au cœur de Broadway c’est un hommage à un autre tsar qu’il tentait, Gershwin, sur une série de songs tous plus fameux les uns que les autres : une débauche jazzy où les épaulements, les déhanchements, les minauderies chics s’enchaînent avec une frénésie communicative. Boucles d’oreille, petites tuniques, balancements, mais pas d’érotisme, juste des frôlements emprunts de bonne humeur et du plaisir de vivre et de bouger, animent cette évocation d’une Amérique saisie par une frénésie de comédie musicale, où plane la marque du tap dance de quelques génies façon Gene Kelly et surtout Fred Astaire.
Le sujet lui-même, si sujet il y a, car ici tout n’est que prétexte à la danse la plus pimpante et rythmée, défie les règles puisque le héros flirte gentiment avec trois partenaires, sans se décider, mais avec le même bonheur. Pas de larmes, pas de chassés croisés douloureux, pas de scènes, juste la joie de bouger pour célébrer la vie sur la musique la plus vivante du monde. Les jambes se lancent, les cambrés sont toniques, sans lascivité, les baisers sont esquissés, et tout le monde marche vers un avenir meilleur sur fond de gratte-ciels, ici bien nommés.
Les danseurs de l’Opéra, à l’évidence ragaillardis par un tel festin rythmique, n’ont pourtant pas tout à fait la décontraction chaloupée qui s’ajusterait à cette musique si délurée. Mais ils sont visiblement heureux de cette démonstration de gaieté, de Léonore Baulac, ici bien dans son emploi (rappel d’une Violette Verdy, petite française qui brilla tant au New York City Ballet), à Véronique Colasante dynamique et Hannah O’ Neill, superbe et ayant perdu pour une fois son air tragique. Germain Louvet, lui, semble comblé entre ces trois belles demoiselles. Tandis que la troupe virevolte gaiment dans ce nouvel Américain à Paris. Le tout avec chic, car ici, le jazz est sorti des champs de coton et a atteint la High Society…
Jacqueline Thuilleux
George Balanchine (mus. Tchaïkovski & Gershwin ; chor. Balanchine)- Paris, Palais Garnier, 8 février ; prochaines représentations les 10, 13, 15, 16, 18, 25, 26, 28 février ; 1, 2, 3, 4, 7, 8, 9 & 10 mars 2023 // www.operadeparis.fr/saison-22-23/ballet/george-balanchine
Photo : Who cares © Agathe Poupeney - OnP
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