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Giselle selon Kader Belarbi par le Ballet du Capitole – Pari tenu ! – Compte-rendu

Merveille que le plus célèbre ballet de la première moitié du XIX siècle, le second (1841) historiquement après La Sylphide, mais le plus accompli et le plus emblématique de la nébuleuse romantique, demeure à ce jour aussi parlant, aussi vivant, aussi riche d’horizons divers. Force d’un livret simple et profond, d’une structure bien équilibrée et d’une chorégraphie si parfaite, due à Jules Perrot et Jean Coralli, qu’elle a perduré jusqu’ici, grâce aussi à une musique au lyrisme pur et sans surcharge. Remise à l’honneur en France par Serge Lifar, qui l’adorait, et y eut pour partenaire la plus originale ballerine de son temps, Olga Spessivtseva, Giselle est devenu une sorte de couronne  pour chaque danseuse classique, et un sommet pour le corps de ballet, comme Le Lac des Cygnes, un demi-siècle plus tard.
 
Repris inlassablement dans le monde dans sa forme originale, ou modifié au gré des visions des chorégraphes, qui y ont trouvé des  ouvertures correspondant à leur climat intime, Giselle a pris bien d’autres visages, certains négligeables, d’autres majeurs, lorsque le Suédois Mats Ek, de sa patte puissante, en fit un drame moderne, déplaçant la spiritualité romantique, qui n’était guère son fait, dans un monde de folie. Plus risquées sont les versions qui modifient légèrement l’initiale, comme le firent Sylvie Guillem ou John Neumeier, moins inspiré ici qu’à son habitude.
Tel est pourtant le difficile pari tenu à Toulouse, où Kader Belarbi a réussi pour le Ballet du Capitole, qu’il dirige, un tour de force exceptionnel : gardant la construction, le cadre, le déroulé de l’histoire, il l’enrichit, la modifie insensiblement, la nourrit de son immense héritage de danseur à la fois classique et contemporain et de son respect de la vérité du ballet par-delà les codes. Revitalisé, le ballet garde pourtant l’aura de son premier visage, mais l’allège de moments par trop datés, un rien mièvres, même s’ils sont malgré tout chers au cœur de tout balletomane.
 
Plastiquement, le résultat est une splendeur : au 1er acte, costumes façon Bruegel d’Olivier Bériot, dans un village des plus plausibles mais où le chromo se transforme en un tableau aux couleurs fortes, au 2ème, sublimes nuées dans une forêt aux profondeurs inquiétantes, magiquement éclairée par Sylvain Chevallot, et dessinée par Thierry Bosquet. Les Wilis y flottent littéralement, sans le secours de machineries laborieuses, tutus vaporeux comme jamais, bref la signature unique d’un maître décorateur fameux, qui enchâssa tant de chefs d’œuvres de Béjart à la Monnaie et s’imprégna aussi de l’univers versaillais. L’artiste, presque octogénaire, offre à cette nouvelle Giselle une palette féérique.
 
C’est une performance rare, que de réussir à émerveiller le néophyte, qui découvre, mais aussi de convaincre le balletomane exigeant, qui guette la faille, et n’a de cesse de confronter la version modifiée à celle dont il connaît le moindre pas. Belarbi l’a réussie à plusieurs titres, donnant plus de réalisme à ses paysans et de violence dans leurs rapports avec l’arrogante  classe au pouvoir, ce qui rend leurs danses infiniment plus éloquentes. La greffe Mats Ek a pris ! En regard les personnages trouvent aussi plus d’humanité : un Hilarion touchant, une Bathilde émue, et une Giselle douce et violente à la fois, ce qu’elle était déjà dans la version initiale, mais avec là des détails de jeu très fins, notamment dans la scène de la folie. Plus flatteur aussi pour la compagnie, le fameux Pas de deux des vendangeurs se mue en figures libres, et notamment en un quatuor où l’on a particulièrement apprécié, une nouvelle recrue, Matthew Astley.
 

© David Herrero

Le 2ème acte, lui, mérite de faire date, dans la mise en place plus dramatique des Wilis, l’affrontement des passions en présence et la qualité impressionnante acquise par les danseuses du Ballet du Capitole, dont les petites menées sur pointes ont acquis une légèreté et une rapidité idéales, tandis que leurs ensembles ont la précision militaire sans laquelle ces beaux esprits ne pourraient faire passer leur message de l’au-delà. Perfection qui implique un travail considérable de la part du chorégraphe et de ses assistants, notamment Laure Muret. Au milieu, le parfait Takafumi Watanabe, en Albrecht, surprend presque par ses retombées très perceptibles, et ses bonds étincelants, tant l’ambiance est irréelle.
 
Et puis, il y a, comme toujours, l’incomparable Maria Gutierrez, en alternance avec Julie Charlet, belle danseuse elle aussi. On n’avait rien vu de semblable en France depuis Monique Loudières, qui marqua le rôle à l’Opéra de Paris, dans la lignée de Chauviré et de Pontois, et continue de le faire travailler au Capitole.
Corps de moineau, petite tête fine, Gutierrez, par sa passion retenue mais brûlante, sa légèreté immatérielle et sans apprêt, la perfection de son placé, de ses attitudes, de ses équilibres, l’expressivité de ses bras, toujours dans la juste tonalité, bouleverse totalement. Rarement une ballerine aura fait comprendre aussi profondément la terrible dualité du rôle : glisser la force d’un amour fou dans un corps désincarné, une épure d’âme. Cette danseuse, que le Capitole a de la chance d’avoir su fidéliser ainsi, ne s’est jamais voulue star. Tout en elle respire l’humilité, le don total à son art, sans rien garder pour elle. On lui en sait infiniment gré, car elle atteint ainsi au sommet de l’art classique. Et cela n’a pas échappé au public, qui lui a réservé un véritable triomphe.
 
Heureux Toulousains, de surcroît favorisés par le bel Orchestre du Capitole, dirigé ici avec une conviction assez abrupte par Philippe Béran, en symbiose totale avec Kader Belarbi.
 
Jacqueline Thuilleux

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Adam : Giselle (chor. Kader Belarbi) - Toulouse, Théâtre du Capitole, 22 décembre, prochaines représentations les 27, 29 et 31 décembre 2015. www.theatreducapitole.fr

Photo © David Herrero

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