Journal

Hommage de Saint-Eustache à Jean Guillou – Transmission musicale à l’occasion des trente ans de l’orgue van den Heuvel – Compte-rendu

Le 21 septembre 1989, la Ville de Paris inaugurait avec éclat le grand orgue de Saint-Eustache (1), muet depuis 1977 et entièrement reconstruit par Jan et Peter van den Heuvel (Dordrecht, Pays-Bas), avec pour l’occasion un fastueux récital de Jean Guillou (photo), titulaire depuis 1963. Le même programme – dont Hypérion, ou la rhétorique du Feu – avait été enregistré au cours du mois de juin précédent, de sorte que le disque paraisse pour l’inauguration (Dorian DOR-90134) ; on peut encore trouver ce CD (2). Pour célébrer les trente ans de l’instrument, à l’invitation du père Yves Trocheris, nouveau curé de l’église des Halles, Jean Guillou avait accepté, pour la première fois depuis son départ contraint de Saint-Eustache en 2015, dont on ne dira jamais assez quel douloureux traumatisme ce fut pour le musicien, l’idée d’un récital aux claviers de l’orgue que lui-même avait conçu. La date n’eut malheureusement pas le temps d’être fixée – sans doute en juin, pour un programme d’improvisations –, Jean Guillou étant brutalement décédé le 26 janvier (3).
 
Saint-Eustache ne pouvait manquer de proposer un hommage à Jean Guillou compositeur et transcripteur, les actuels titulaires de l’instrument, Thomas Ospital et Baptiste-Florian Marle-Ouvrard, ayant pour l’occasion convié deux des disciples majeurs de leur prédécesseur : Jean-Baptiste Monnot et Leonid Karev. Une différence sensible s’imposa à l’écoute des œuvres de Jean Guillou par les derniers nommés, intimement familiers de l’œuvre, qu’ils fréquentent de longue date tout en bénéficiant, par les liens de maître à disciple, de leur connaissance intime des multiples facettes de l’auteur, et les actuels titulaires, qui abordent la musique de Jean Guillou depuis « l’extérieur » de son univers : de plus en plus jouée en concert, la musique de Jean Guillou, dont nombre d’organistes n’ayant pas connu le maître se sont naturellement déjà emparés, est indéniablement en train d’élargir son aire de résonance.
 

© Giampiero del Nero
 
Reflet nécessairement partiel d’une œuvre immense, le programme n’en fut pas moins colossal, les quatre organistes s’étant également entourés d’autres musiciens, pour une puissante idée de la multitude des genres abordés par Jean Guillou en plus de soixante années de création (passionnant livret, richement documenté, rédigé par l’architecte et organiste Frédéric Brun). Aucune des illustres Sagas, mais, pour ouvrir l’hommage, une pièce qui a fait le tour du monde : l’irrésistible Toccata de 1963, donc contemporaine de la nomination de Jean Guillou à Saint-Eustache, par Thomas Ospital, concentré et d’une drastique fidélité au texte. S’ensuivit, avec Jean-Baptiste Monnot, l’un des grands moments de ce concert : Ouverture de Macbeth, le Lai de l’Ombre op. 84 (2010), musique de scène composée pour la rencontre de Shakespeare et du théâtre Nô. Jean-Baptiste Monnot, qui était aux claviers lors des représentations au Japon, a récemment enregistré cette Ouverture à l’orgue Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen, dont il est cotitulaire (4). Œuvre sombre et saisissante, magnifiquement et pour ainsi dire « congénitalement » servie par l’orgue de Saint-Eustache, quand bien même l’interprète, qui ne l’avait pas joué depuis 2015, éprouva un choc lors des répétitions devant l’état actuel de l’instrument, étonnamment toujours flamboyant et d’une vraie présence, mais sonnant bien différemment depuis que ses poumons sont en détresse.
 

Leonid Karev proposa une œuvre rare en concert, fascinante par la splendeur et l’inventivité de la partie d’orgue, idéalement restituée : Andromeda pour soprano et orgue op. 39 (1990). « Gérard Manley Hopkins fut le poète de l’ambiguïté sémantique. C’est pourquoi je le considère comme le plus proche de l’art musical. On sait qu’il fut considéré par les surréalistes comme un de leurs précurseurs », écrivait Jean Guillou dans la présentation de son enregistrement Philips de 1996 – il avait déjà traduit et mis en musique un poème de ce prêtre jésuite irlandais (1844-1889) : Peace pour huit voix et orgue op. 43 (1985). S’il est illusoire d’espérer comprendre chaque mot de ce texte chanté en anglais et porté par une richesse instrumentale aussi considérable, la soprano Claire Leroy releva avec aplomb ce défi quelque peu surhumain, restituant et projetant dans le vaste vaisseau la ligne vocale de façon impressionnante.
 

Baptiste-Florian Marle-Ouvrard © DR
 
La contribution de Baptiste-Florian Marle-Ouvrard se tourna de prime abord vers l’œuvre de Jean Guillou transcripteur : Orpheus de Liszt (1976), registré de somptueuse manière (où l’on put admirer la beauté et l’assise parfaitement conservée des jeux de fonds), avant que Leonid Karev ne fasse entendre une version singulière d’une « Cantate » pour douze voix mixtes et orgue, Aube op. 46 (1988), sur un poème en quatre parties de Jean Guillou lui-même, désormais repris dans Le Visiteur (Christophe Chomant Éditeur, Rouen, 2014) – le texte, en l’absence de chœur, était lu par Marc Granier, sans que celui-ci parvienne réellement à faire corps avec la partie d’orgue. Jean-Baptiste Monnot prolongea le versant transcription de Jean Guillou : illustre Toccata op. 11 pour piano de Prokofiev (transcription publiée en 1972), pure électricité résultant d’un postromantisme exacerbé et d’une motorique implacable et prodigieusement efficace – où l’on retrouva, également dans l’économie du geste, l’interprétation hypnotique que Jean Guillou lui-même en proposait. Baptiste-Florian Marle-Ouvrard enchaîna sur les trois dernières miniatures du « Bloc-Notes », selon l’expression du compositeur, intitulé Jeux d’Orgue (1978) : Anches vocatives, Au miroir des flûtes et Tutti ostinato – dont la relative brièveté appellerait, afin que s’affirment la cohérence de ces pièces contrastées et l’équilibre qui en résulte, l’enchaînement intégral complet de ces évocations de la palette de l’orgue.
 

Thomas Ospital © Matthieu Joffres
 
L’œuvre suivante fut d’autant plus intéressante que l’on avait pu l’entendre le 10 avril à Radio France, par Thomas Ospital et Jean-Claude Gengembre (5) : Colloque n°8 pour marimba et orgue (2002). Magnifié par la canopée qui surplombe l’arène de l’Auditorium, le marimba avait alors incontestablement pris l’ascendant sur l’orgue, dans l’équilibre pourtant et sans minorer la présence de celui-ci. Sous les voûtes de Saint-Eustache, de nouveau par Thomas Ospital, ce fut exactement l’inverse, les timbres du marimba emplissant l’espace de manière diffuse et presque impalpable, suprêmement poétique, sans gommer cependant le caractère doucement « percussif » et vibrant de son principe sonore, cependant que l’orgue s’épanouissait généreusement tout en préservant le dialogue. Au marimba : Hélène Colombotti (protagoniste de tout premier plan lors de la création française, le 19 juin 2007 à Saint-Eustache, de La Révolte des Orgues, « pour huit orgues portatifs disposés autour du public, percussions, grand orgue et un chef » – ce concert a fait l’objet d’un DVD, Oko Films, 2009). Une même œuvre, deux univers merveilleusement complémentaires de restitution.
 
C’est sur deux mouvements du cycle évoqué en introduction et intimement associé à l’inauguration de l’orgue van den Heuvel de Saint-Eustache : Hypérion op. 45 (créé un mois plus tôt, le 15 août 1989, en la cathédrale Saint-Bertrand de Comminges, dans le cadre du Festival du Comminges), que cette monumentale soirée en hommage à Jean Guillou se referma : Les feux du silence puis Agnis-Ignis. Feu de l’exaltation, moments d’une force et d’un impact d’autant plus émouvants que Jean-Baptiste Monnot, qui les interprétait, avait fait entendre Hypérion lors des funérailles de Jean Guillou à Notre-Dame de Paris le 5 février (6). Deux jours après ce concert-hommage, le 29 avril, Jean Guillou était inhumé au cimetière du Père-Lachaise, Chemin du Quinconce, non loin du tombeau de Sarah Bernhardt.
 
Michel Roubinet

Paris, église Saint-Eustache, 27 avril 2019
 
(1) vandenheuvel-orgelbouw.nl/en/instruments/instruments-per-country/item/403-sainteustacheparis-en.html
 
(2) www.jean-guillou.org/dorian-recordings.html
 
(3) www.concertclassic.com/article/hommage-jean-guillou-1930-2019-compositeur-et-penseur-de-lorgue-contemporain
 
(4) www.jeanbaptistemonnot.com/discography/poetry-of-reflection-le-lai-de-lombre/
 
(5) www.concertclassic.com/article/thomas-ospital-et-jean-claude-gengembre-radio-france-orgue-et-percussions-une
 
(6) www.concertclassic.com/article/martin-baker-et-thomas-trotter-en-recital-notre-dame-langleterre-lhonneur-compte-rendu

Sites Internet
 
Thomas Ospital
thomasospital.com
 
Baptiste-Florian Marle-Ouvrard
www.bfmo.fr
 
Jean-Baptiste Monnot
www.jeanbaptistemonnot.com/biographie/
 
Leonid Karev
www.leonidkarev.com/Accueil.html

Partager par emailImprimer

Derniers articles