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Hommage à Jean Boyer à Saint-Séverin – Seize organistes à la mémoire d’un maître – Compte-rendu
Pour nombre de mélomanes, la découverte de Jean Boyer (1948-2004), bien avant qu'il ne devienne un concertiste et pédagogue admiré et recherché, se fit à travers le disque, situation pour le moins singulière pour un musicien qui n'en réalisa que peu – mais triés sur le volet (1). Le disque Stil des origines – hélas ! jamais repris en CD – faisait découvrir un poète comme on en rencontre peu, jouant sur le Godefroy Schmit (1772) de Gimont, dans le Gers, des Pièces françaises, flamandes et espagnoles des XVIIe et XVIIIe siècles. Sur cet orgue au charme inimitable et que venait de relever Patrice Bellet – lequel assistait à l'hommage du 28 juin, jour anniversaire de la disparition du musicien –, Jean Boyer, presque vingt-trois ans et déjà titulaire de la Daurade à Toulouse, faisait en 1971 une entrée dans l'univers de l'orgue aussi fracassante que sur la pointe des pieds – il conservera sa vie durant une position de tout premier plan bien que foncièrement discret. La Fantaisie de Racquet (2) ou les merveilleux Balletto del Granduca de Sweelinck (il était professeur invité permanent au Conservatoire Sweelinck d'Amsterdam) et Lo ballo dell'intorcia d'Antonio Valente en ont fait rêver plus d'un…
Né à Sidi-Bel-Abbès (Algérie), Jean Boyer vint étudier auprès de Xavier Darasse à Toulouse, auquel il devait succéder au CNSM de Lyon en 1992 après avoir été, entre autres, professeur d'orgue à Lille à partir de 1982 – dont le Conservatoire était dirigé depuis 1980 par un autre organiste : Philippe Lefebvre. Titulaire de 1972 à 1995 du Clicquot (Dallery-Ducroquet-Gonzales) de Saint-Nicolas-des-Champs à Paris, où il succéda à Michel Chapuis (1954-1972) et enregistra Boëly, Jean Boyer fut simultanément titulaire du Kern de Saint-Séverin (1975-1988), à la suite d'André Isoir (devenu en 1973 titulaire, avec Odile Bailleux, du nouvel orgue Haerpfer-Erman de Saint-Germain-des-Prés). Magnifiquement restauré (cf. Actualité du 6 novembre 2011), le Kern de Saint-Séverin était l'instrument rêvé pour cet hommage à Jean Boyer à l'occasion du dixième anniversaire de sa disparition.
Intense émotion de voir paraître Michel Chapuis, spécialement venu de Dole, concepteur du Kern et premier titulaire au côté de Francis Chapelet, André Isoir et Jacques Marichal. Pour fastidieuse que puisse sembler une telle liste de musiciens (on imagine que les temps de répétition et de registration pour chacun ne purent qu'être comptés !), on ne saurait toutefois mieux dire l'aura de Jean Boyer et de cette tribune de Saint-Séverin qu'en nommant les seize amis et disciples – entre crochets les dates des titulaires de Saint-Séverin, entre parenthèses les autres titulariats – venus lui rendre hommage tout au long de cette soirée : de 19 heures à plus de minuit !, grande nuit de l'orgue à certains égards inégale mais d'une vraie sincérité, sachant que dans la nef écoutaient maints beaux noms de l'orgue, toutes générations confondues : Jean-Pierre Leguay, Willem Jansen, Vincent Warnier, Bruno Morin, Thomas Ospital, parmi tant d'autres.
Pour ouvrir la soirée, l'un des tout premiers titulaires de ce Kern : Francis Chapelet [1964-1984], qui en mars a fêté ses quatre fois vingt printemps, dans une forme étourdissante et virtuose en diable, prenant aussi tous les risques, avec maestria – Bach : Prélude et Triple fugue BWV 552 et Anonyme espagnol. Si l'un des aspects « révolutionnaires » de l'orgue de Saint-Séverin était en 1964 de permettre musiques française et allemande, le répertoire allemand n'en fut pas moins prépondérant durant cet hommage, et Bach plus que tout autre. Nicolas Bucher [2002-2012] prit la suite – Bach : Partita Sei gegrüsset Jesu gütig, puis Michel Bouvard [1982-1995] (Saint-Sernin de Toulouse, Chapelle royale de Versailles) : extraits du Gloria de la Messe de Grigny et renversant Ricercare a 6 de L'Offrande musicale de Bach, mettant formidablement en valeur le grand plenum de l'instrument. Durant la pause fut présenté et remis aux souscripteurs le livre Jean Boyer, un portrait mosaïque (3), de Catherine Boyer et Jean Ferrard (professeur aux Conservatoire de Liège puis de Bruxelles, rédacteur en chef de la revue belge bimensuelle Le Magazine de l'Orgue).
Philippe Lefebvre (Notre-Dame de Paris) ouvrit la deuxième partie avec la Sonate n°6 de Mendelssohn, répertoire qui sonne à merveille à Saint-Séverin, suivi de la première femme titulaire à ces claviers !, Véronique Leguen [depuis 2013] : Bach (An Wasserflüssen Babylon) et Jacques Lenot : 1ère pièce du Troisième Livre d'Orgue d'après Le livre de la pauvreté et de la mort de Rilke – « à Jean Boyer ». Michel Alabau [depuis 1988] fit retentir le Praeludium en mi mineur de Bruhns puis… un extrait de Facéties iconoclastes (2004) de Stéphane Delplace, où le thème de la Panthère Rose de Mancini débouche « naturellement » sur celui de L'Art de la Fugue de Bach – dont François Espinasse [depuis 1986] joua aussitôt après, superbement, le Contrapunctus II. Aude Heurtematte (Saint-Gervais et église des Billettes), disciple de Jean Boyer auquel elle succéda à la classe d'orgue de Lille, évoqua le Kyrie de la Messe de Grigny, puis Christophe Mantoux [depuis 1995] un Bach sous influence française : Pièce d'orgue BWV 572. Puis ce fut au tour de Vincent Genvrin (successeur de Jean Boyer à Saint-Nicolas-des-Champs et titulaire à Saint-Thomas-d'Aquin) d'évoquer, de façon délicieusement poétique, Alexandre-Pierre-François Boëly à travers cinq des pièces gravées en 1973 par Jean Boyer (4), ici admirablement registrées.
La troisième et dernière partie s'ouvrit sur la Toccata septima de Georg Muffat par Jean-Marc Leblanc (Saint-Thomas-d'Aquin et Saint-Merry), suivie d'improvisations de Jean Boyer – polyphonie et chant orné à la manière ancienne – restituées et interprétées par Jean-Louis Vieille-Girardet (Sainte-Marie-des-Batignolles). Bach, ou son ombre, domina le reste de la soirée : Choral Schmücke dich, o liebe Seele BWV 654 par Anne-Marie Blondel (Saint-Germain-des-Prés) ; Troisième Kyrie (BWV 671) de la Clavierübung III, précédé d'un savoureux Echo de Gherardus Scronx (1594-?), écho, précisément, du microsillon de Gimont !, par Freddy Eichelberger (temple du Foyer de l'Âme) ; Choral Nun komm der Heiden Heiland BWV 659 puis Invention II de Benoît Mernier, dédiée à Jean Boyer, par Lionel Avot (temple de l'Étoile), cependant que Liesbeth Schlumberger (titulaire du temple de l'Étoile) refermait cet hommage par une très impressionnante Fugue VI sur B.A.C.H. de Schumann, fonds et anches, magistrale.
Ce dernier grand concert de la saison 2013-2014 de Saint-Séverin ne signifie pas la fin des auditions d'orgue organisées par Plein Jeu à Saint-Séverin, puisque depuis le 26 avril et jusqu'au 30 août, chaque 1er, 3ème et 4ème samedi du mois, à 17 h 30, un(e) élève de la classe d’orgue du CRR ou du CNSM de Paris offre un récital (5). Ainsi l'enseignement et la transmission musicale se poursuivent-ils aux claviers de cet orgue si magnifiquement illustré par Jean Boyer.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Séverin, 28 juin 2014
(1) Le seul disque de Jean Boyer aujourd'hui intégralement et aisément accessible est son Clérambault, avec Les Demoiselles de Saint-Cyr sous la direction d'Emmanuel Mandrin, enregistré en 1993 à Saint-Michel en Thiérache et repris dans la collection Tempéraments de Radio France.
(2) La Fantaisie de Racquet à Gimont figure sur le CD accompagnant le n°25 d'Orgues Nouvelles (été 2014, http://orgues-nouvelles.weebly.com) consacré aux orgues du Gers – y figure également le Choral de Bach Vom Himmel hoch da komm' ich her BWV 701/700 à Plaisance-du-Gers.
(3) Jean Boyer, un portrait mosaïque – www.lemagazinedel.org
(4) Trois des pièces enregistrées en 1973 par Jean Boyer à Saint-Nicolas-des-Champs (Grand Prix du Disque) ont été reprises dans le CD accompagnant le n°2 d'Orgues Nouvelles (octobre 2008) consacré à Boëly ; reprise intégrale en CD du disque Stil par Haydn House (2014) : www.haydnhouse.com/organ_loft7.htm
(5) Auditions du samedi à Saint-Séverin : www.saint-severin.com/plein-jeu/plein-jeu_fichier/audition-samedi.pdf
Sites Internet :
Biographie de Jean Boyer – par Vincent Genvrin
clicquotdeschamps.free.fr/docs/JeanBoyer.pdf
Discographie de Jean Boyer – par Alain Cartayrade (Guide de la Musique d'Orgue enregistrée depuis 1950 – et nombre de gravures antérieures – sur le site France Orgue : 11033 disques référencés !)
www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch&org=Jean+Boyer&tit=&oeu=&ins=&cdo=1&dvo=1&vno=1&edi=&nrow=10&cmd=Retour
Jean Boyer – propos recueillis par Eric Sebbag (Altamusica.com, 11 décembre 2000)
www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=751&DossierRef=570
Association Plein-Jeu à Saint-Séverin (organisatrice du concert-hommage à Jean Boyer)
www.saint-severin.com/plein-jeu/plein-jeu.html
Orgue François-Henri Clicquot de Saint-Nicolas-des-Champs, Paris
clicquotdeschamps.free.fr
L'orgue de Saint-Séverin
organ-au-logis.pagesperso-orange.fr/Pages/Abecedaire/ParisStSeverin.htm
Photo © DR
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