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Interwiews de Samuel Hasselhorn (baryton) et d’Ammiel Bushakevitz (pianiste) – « La Belle Meunière n'est peut-être qu'un rêve ... »
Samuel Hasselhorn vient de faire paraître un magnifique enregistrement de la Belle Meunière (Harmonia Mundi), cycle qu’il interprète au côté du pianiste Ammiel Bushakevitz. Il s’agit là du premier maillon du projet « Schubert 200 », série d’enregistrements couvrant les cinq dernières années – foisonnantes – de Franz Schubert (1797-1828).
Les emplois du temps des artistes ont imposé des entretiens séparés, mais fort enrichissants. Samuel Hasselhorn et Ammiel Bushakevitz seront réunis sur la scène de la salle Cortot le 14 octobre – dans La Belle Meunière, il va de soi.
© Uwe Arens
Comment s’organise le projet « Schubert 200 » que vous entreprenez chez Harmonia Mundi ?
Samuel HASSELHORN : Chaque année, jusqu’en 2028, nous allons faire paraître un disque comprenant un cycle de lieder ou des lieder composés il y a deux cents ans précisément. Nous commençons par La Belle Meunière, puisqu’elle fut écrite en 1823 par un musicien de 26 ans.
Comment travaillez vous un lied ; commencez-vous par lire le poème sans musique ?
Je commence habituellement de cette manière. Mais pour un cycle aussi connu que la Belle Meunière, on ne peut pas procéder de la sorte. On étudie texte et musique ensemble. Et puis, cela fait des années que j'essaie de m'approprier ce cycle, qui est si difficile à interpréter. Cette Belle Meunière est tellement mystérieuse. Elle ne dit pratiquement rien. Elle est dans notre imagination. Je pense que si j'évoquais mon amour pour une femme, je parlerais beaucoup plus d'elle. Ici on nous parle de rivière, de paysages, mais peu de cette jeune femme, finalement. Cela m'a toujours paru étrange. C'est pourquoi j'ai mis si longtemps à trouver ma propre interprétation.
© Uwe Arens
L’écoute de votre disque révèle une profonde complicité avec Ammiel Bushakevitz. Comme s’est bâtie votre collaboration ?
Nous nous connaissons depuis environ dix ans. Nous avons passé beaucoup de concours de mélodie ou de lied en même temps. Je chantais avec d'autres pianistes, et il accompagnait d'autres chanteurs. Stuttgart, Dortmund, Heidelberg, Londres, etc. Nous avons sympathisé et avions beaucoup d'affinités musicales. Et un jour, je devais donner le Voyage d'hiver avec un pianiste qui a été contraint annuler au dernier moment en raison d'un problème de santé. J’ai demandé à Ammiel de le remplacer au tout dernier moment, et nous avons donné cette œuvre sans avoir eu le temps de répéter. Ce fut une incroyable expérience. Je lui ai dit après le concert que nous devions la renouveler ... mais en répétant cette fois ! Et voici comment est née notre collaboration il y a trois ou quatre ans ; « Schubert 200 » suit tout naturellement .
On est saisi dès l'introduction au piano du premier lied (Das Wandern) du cycle par un tempo assez rapide ...
Pour nous ce cycle est assez étrange. J'en suis arrivé à la conclusion que, peut être, la Belle Meunière n'est qu'un rêve. Elle n'existe peut être pas. Selon Ammiel et moi, il fallait montrer d'emblée que quelque chose ne va pas dans ce cycle. Habituellement on dit qu'il s'agit de l'histoire d'un jeune homme qui tombe amoureux d'une jeune femme qui, elle, ne l'aime pas. Et il se donne la mort. Mais, à notre avis, ce n'est pas l'essence de cette pièce.
Ce qui est extraordinaire avec cette œuvre est qu'on peut l'écouter des dizaines de fois sans jamais être gagné par la lassitude, ce qui peut se produire, même avec les plus grands chefs-d'œuvre.
Peut être est-ce dû au caractère universel de cette partition. Elle aurait pu être écrite de nos jours et non il y a deux cents ans. Et il y a mille façons de interpréter cette musique, et mille façons de l'écouter. Nous, chanteurs, ne devons pas chercher à imiter Dietrich Fischer Dieskau, Hermann Prey, Gérard Souzay, ou d'autres grands interprètes. Chaque musicien doit trouver son cheminement personnel, et cette vision nouvelle contribue à rendre l’œuvre inépuisable et toujours intéressante.
Quand on écoute ce cycle par un ténor, et non un baryton, l'ouvrage prend une couleur, voire une signification totalement différente ...
Beaucoup de gens considèrent que la Belle Meunière est un cycle typiquement destiné aux ténors, et le Voyage d'hiver plutôt réservé aux barytons... C'est dû également au fait que la partie de piano de la Belle Meunière est pour une large part située dans la notes hautes du clavier. Mais en réalité on ne peut considérer qu'il y ait une règle absolue.
Si ce cycle comprend autant de chefs-d'œuvre que de lieder, il n'en demeure pas moins que les trois derniers atteignent des sommets émotionnels inégalables. Comment vous sentez vous, au concert, quand vous parvenez au terme de la Belle Meunière ?
Je pense à l'état d'esprit du père d'un tout jeune homme malade. Le père est au bord d'une rivière et attend, désespéré, la mort de son enfant. On touche à ce moment là à l'essence de l'œuvre. On peut discuter sans fin sur la réalité ou l'absence de réalité de cette Belle Meunière, mais je vois la fin de l'histoire de manière très émotionnelle, très simple. Et d'une infinie tristesse. Ammiel joue la fin comme si on écoutait une boîte à musique qui peu à peu perd de son énergie. Le cycle a représenté la vie, et la fin du cycle aboutit à la mort. La musique s'éteint peu à peu ...
Quittons un instant la Belle Meunière. Vous allez interpréter le rôle Pelléas dans l’ouvrage de Debussy. S'agit-il d'une prise de rôle ?
Nous devions le donner en 2020, mais en raison du covid nous avons été alors contraints d’opter pour une version de concert. Ce sera la première fois que je l’interpréterai avec mise en scène.
La musique de Debussy vous est-elle familière ?
J'ai chanté un certain nombre de ses mélodies. On est très loin du lied allemand, qui m'est très familier. Mais tant le langage que la prosodie, le traitement de la voix chez Debussy sont des univers que je dois conquérir. J'espère y parvenir. Ce qui est incroyable avec cet opéra, est qu'il a ses passionnés, des gens qui sont fous amoureux de cette musique, d’autres qui la déteste. Je l'adore !
Ne pourrait-on pas presque appliquer vos propos sur la Belle Meunière à Mélisande, une héroïne tout aussi mystérieuse et qui nous échappe tout autant ?
On peut effectivement considérer qu'il y a des similarités entre ces deux personnages, et c'est l’une des raisons pour lesquelles j'aime tant ces œuvres. De toute façon Pelléas et Mélisande est, selon moi, plus proche de la mélodie dans son mode d'expression que de l'opéra stricto sensu. Il n'y a pas d'aria ; il n'y a tout au long de l'œuvre que l'expression d'un mystère.
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Dans l'actualité discographique de la rentrée, rappelons que Samuel Hasselhorn a pris part au très bel album "Une invitation chez les Schumann" du Trio Dichter, paru dans la collection Stradivari/Musée de la musique d'Harmonia Mundi (HM 902509).
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Qu'y a-t-il de plus difficile, pour vous, quand vous interprétez un cycle tel que la Belle Meunière ?
Tout d'abord, il faut très bien connaître le texte. Et puis, comme pour le Voyage d'hiver, vous devez pensez, dès le début de l'ouvrage, à sa structure, savoir où vous allez. Vous ne devez pas perdre de vue que chaque lied est relié au suivant, qu'il constitue une parcelle de l'histoire que l’on raconte. Mais vous devez en même temps être ouvert à toute approche nouvelle, à une certaine flexibilité, dans le tempo, les nuances. Et, parfois, être surpris par votre propre interprétation.
Schubert a écrit la Belle Meunière à 26 ans. Sentez vous une évolution stylistique, d'écriture entre ce cycle et ce qui a suivi ?
Musicalement parlant, on peut considérer que la Belle Meunière revêt plus un caractère populaire, parfois, que le Voyage d'hiver. Mais les écritures sont quand même souvent similaires.
Outre Pelléas et Mélisande, vous allez interpréter en Allemagne (au Staatstheater de Nuremberg), le rôle-titre de Mathis der Maler de Hindemith, dont n'est donnée en général en France que la suite d’orchestre – quand cette celle-ci est jouée ...
Croyez bien qu'en Allemagne cette partition est rarement donnée, également, et que je suis heureux de pouvoir l’interpréter à plusieurs reprises. Mais le rôle de Mathis requiert une voix puissante, et je suis content que les représentations soient entrecoupées de concerts qui me permettront de retrouver les lieder de Schubert. Nous, chanteurs, avons absolument besoin de ne pas nous consacrer exclusivement à l'opéra et de revenir fréquemment au lied ou à la mélodie, ne serait ce que pour vérifier que notre voix se porte bien, qu'elle a conservé toute sa fraîcheur, malgré la puissance que sollicite la pratique de l'opéra.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 13 septembre 2023
Site officiel de Samuel Hasselhorn : www.samuelhasselhorn.com/
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© Uwe Arens
Une interview d’Ammiel Bushakevitz, pianiste – « Schubert me parle directement à l’âme »
Comment s'est produite votre rencontre avec Samuel Hasselhorn ?
Ammiel BUSHAKEVITZ : Le monde du lied, en Allemagne, est assez petit. Nous constituons en quelque sorte une grande famille. Samuel et moi nous sommes fréquemment croisés, et avons fini par travailler ensemble.
Entre temps j'avais étudié à Leipzig, mais suis venu étudier au Conservatoire National Supérieur de Paris avec Jean-Frédéric Neuburger (en musique de chambre et transposition), et avec Jeff Cohen dans une classe consacrée au lied et à la mélodie. Je voulais connaître l'univers de la mélodie française. C'est un univers que je n'avais pas abordé en Allemagne.
Le projet « Schubert 200 » va nous conduire à aborder la production des cinq dernières années de Schubert, qui a, durant cette période, composé une gigantesque moisson de chefs-d'œuvre. Schubert me parle directement à l'âme. Il a quelque chose dans sa musique ... un mélange de joie de vivre et de tristesse, un entre soleil et pluie, qui me touche immédiatement.
Vous prenez le premier lied de la Belle Meunière dans un tempo assez rapide ?
Oui. D'abord nous nous sommes souvenus qu'à l'époque de Schubert, les gens marchaient beaucoup. Même Schumann, dans son journal, évoque des marches bucoliques, quotidiennes, d'une dizaine, voire d’une vingtaine de kilomètres. Schubert marchait énormément aussi. Je crois que pour commencer cette œuvre, il faut montrer beaucoup d’énergie, même si les lieder, au cours ce cycle, sont souvent beaucoup plus douloureux que joyeux. Il n’en demeure pas moins que le début du cycle est joyeux.
Vous travaillez beaucoup avec des chanteurs. Quel a été votre cheminement ?
Je me suis pris de passion pour la voix à l’âge de 12-13 ans. Ma grand-mère, qui avait étudié le chant à Berlin avant la guerre, m’avait offert un disque – la Belle Meunière justement, par Olaf Bär –, et je suis tombé amoureux de cette musique. Il est vrai que l’adolescence n’est pas forcément l’âge où l’on éprouve forcément une attirance pour le lied ou la mélodie, mais j’étais déjà un grand romantique (rires) et la poésie m’attirait beaucoup. C’est formidable de trouver, dans une œuvre, à la fois la musique et la poésie. Et puis j’adore la voix. Ma mère chantait fréquemment pour ma sœur, mon frère et moi. De même que ma grand-mère. Et c’est l’amour de leur voix qui est resté en moi.
La Belle Meunière met en musique des poèmes de Wilhelm Müller (1794-1827), auteur auquel Schubert a aussi fait appel pour le Voyage d’hiver ...
C’est un poète qui, au début du XXème siècle, était considéré comme quelque peu naïf, trop « simple ». Mais cette simplicité a justement permis à Schubert de créer ces deux chefs-d’œuvre incroyables.
Avant de revenir à Schubert, évoquons les liens de votre famille avec la musique ...
J’ai une sœur violoniste, Avigail Bushakevitz – avec laquelle je joue souvent – , et un frère guitariste, qui mènent tous deux une carrière professionnelle. Mes parents ne sont pas musiciens professionnels, mais ma mère joue très bien du piano. Et quand j’ai commencé, à l’âge de quatre ans, à taper comme un sourd sur l’instrument de la maison, elle m’a interrompu en me disant qu’on devait jouer doucement avec les doigts !
Samuel Hasselhorn considère que cette Belle Meunière n’existe peut-être pas …
N’oublions pas que l’histoire de la psychanalyse a commencé à Vienne… Mesmer (1), qui a vécu principalement au XVIIIe siècle, était à Vienne avant la naissance de Schubert. Et il y a dans la Belle Meunière maints éléments auxquels on peut trouver une symbolique psychanalytique – le fleuve par exemple, qui apparaît fréquemment. La Belle Meunière est en quelque sorte l’histoire d’un « outsider », d’un être rejeté par la société. L’histoire de la Belle Meunière semble avoir été créée dans la tête du compositeur.
Vous êtes né en Israël, avez vécu en Afrique du Sud, résidez maintenant à Berlin et Paris, tout en étant également de nationalité américaine. Connaissiez-vous la poésie française, que vous affectionnez tant maintenant, avant de venir étudier en France ?
J’adore Verlaine, Rimbaud, Beaudelaire, mais c’est une poésie que je ne connaissais pas du tout auparavant. A l’époque où je devais me contenter de lire des traductions j’étais loin de mesurer toute sa portée. C’est du reste pour entrer dans l’univers de ces auteurs que j’ai voulu apprendre le français. C’est toujours entrer dans une vie nouvelle que d’apprendre une langue.
J’ai appris énormément avec Jeff Cohen, qui possède une connaissance abyssale du lied et de la mélodie. Avec Jean-Frédéric Neuburger, l’accent était mis sur la transcription à vue des partitions, ce qui sert énormément, bien sûr, quand on accompagne des chanteurs, qui vous demandent parfois de jouer la partition un demi-ton ou un ton au-dessus ou au-dessous de ce qui est écrit. Maintenant, c’est presque un jeu. Reste que ce n’est pas toujours possible pour des partitions très fournies ; il faut alors se préparer avant le concert.
Dans quel état d’esprit êtes vous, quand vous attaquez les premières notes de la Belle Meunière ?
Je veux montrer la joie qui est au cœur de ce début. Le public doit ressentir cette joie – et la chance que nous avons de pouvoir ressentir la musique de cette manière.
© Uwe Arens
Outre Schubert, quel répertoire abordez vous avec Samuel Hassselhorn ?
C’est un grand interprète de Duparc, et nous allons bientôt interpréter certaines de ses mélodies en Allemagne.
J’éprouve une profonde affinité musicale avec Samuel. Tout a commencé par un concert à Francfort. Le pianiste avec lequel il devait jouer était tombé malade. J’étais alors à Bologne, et il m’a demandé si je pouvais remplacer ce pianiste le soir même. Nous n’avons pas eu le temps de répéter. Il s’agissait du Voyage d’hiver, que j’avais déjà joué avec plusieurs chanteurs, et qu’il avait interprété plusieurs fois, en particulier avec de grands pianistes spécialistes du lied comme Helmut Deutsch. Ce fut une expérience grisante, haletante, un peu dangereuse, et gratifiante. Nous avions juste décidé de faire ce que nous voulions dans l’immédiateté, et de nous autoriser des expériences. Le public savait dans quelles circonstances nous nous trouvions. On peut faire des choses incroyables dans l’urgence !
Il arrive que l’on vous retrouve aussi au côté de la soprano Laetitia Grimaldi Spitzer ...
Oui, j’ai la chance de partager ma vie et souvent la scène avec elle ! Nous jouons un répertoire de mélodies. Laetitia a, du reste, découvert un grand nombre de mélodies françaises oubliées, écrites par des compositrices.
Vous m’avez dit combien la musique de Schubert vous passionne ; je vous sais aussi attiré par le contexte dans lequel elle est née ...
En effet, je suis très interessé par tout ce qui touche à Vienne au moment où Schubert y a vécu. C’était une période électrique, en Europe, mais en particulier à Vienne. Metternich avait bloqué maintes volontés émancipatrices. Et l’art est pareil à une fleur qui pousse au défi des obstacles qu’elle trouve sur sa route. Ce sont les périodes les plus difficiles politiquement, qui sont souvent les plus propices au développement artistique – songez au développement artistique extraordinaire auquel on a assisté sous le communisme.
Jouez vous les transcriptions de lieder de Schubert par Liszt ?
J’admire Liszt, et j’aime beaucoup jouer ce répertoire. C’est une expérience très intéressante que d’aborder ces transcriptions quand on fréquente par ailleurs les originaux avec des chanteurs.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 15 septembre 2023
Site officiel d'Ammiel Bushakevitz : www.bushakevitz.com/
(1) Franz Anton Mesmer (1734-1815), fondateur de la théorie du magnétisme animal. Exilé en France en 1778, il publia son Mémoire sur le magnétisme du règne animal avec le soutien du comte d’Artois.
Samuel Hasselhorn, baryton / Ammiel Bushakevitz, piano
Schubert : La Belle Meunière
14 octobre 2023 – 20h30
Paris – Salle Cortot
sallecortot.com/concert/samuel-hasselhorn.htm?idr=40379
Photo © Uwe Arens
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