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« J’ai toujours voulu tout prendre d’un rôle » - Interview d’Agnès Letestu, étoile de l’Opéra de Paris
Elle eût pu être une danseuse ultramoderne, à la limite de l’abstraction, avec ses longues jambes et sa silhouette de top model, mais elle est aussi une romantique. Merveilleuse en courtisane du Fils Prodigue, mais également dans les deux Giselle, de Perrot et de Mats Ek, tragiquement fatale dans le Jeune homme et la mort, souveraine en Raymonda. Un physique de reine, capable d’humour et de piquant, avec des éclats dramatiques et de riches surprises scéniques. Bref, une superbe danseuse, une vraie comédienne et une femme chaleureuse. Agnès Letestu, étoile de l’Opéra depuis 1997, va très bien. Mais le couperet tombe. Pour cette éclatante jeune femme de 42 ans, au meilleur de sa beauté et de son talent, le temps du départ en tant qu’étoile officielle a sonné: elle l’affronte sereinement, en dame de cœur, avec les camélias de Marguerite Gautier, dans la sublime Dame aux Camélias de John Neumeier, et s’explique.
Pourquoi avoir choisi La Dame aux Camélias pour votre départ ?
Agnès Letestu : Parce que c’est le ballet de ma vie, enfin, jusqu’à présent, puisque je n’ai pas fini ma carrière ! Il n’y en a pas de plus riche dans ce qu’il m’a été donné de danser. Les multiples facettes du personnage permettent une composition complexe, aux multiples jeux de scène, et c’est ce qui me passionne le plus. J’oublie les performances scéniques à accomplir pour ne plus faire qu’un avec le personnage. Je l’ai dansé avec Hervé Moreau, avec Roberto Bolle, avec Jiri Bubenichek, et cette fois avec Stéphane Bulllion, mon partenaire dans le DVD qui a été fait sur le spectacle en 2010. Je n’arrive donc pas à penser à mon départ tant je suis immergée dans ce rôle, d’autant que John Neumeier est venu lui-même me le faire travailler, apportant encore des indications et de précieuses nuances pour la psychologie du personnage.
D’autres grands rôles vous ont cependant marquée ?
A. L. : Bien sûr, le Lac des Cygnes fut mon rôle fétiche pendant longtemps. J’ai commencé la danse parce que j’ai vu Noureev le danser à la télé. Je voulais le rôle de Margot Fonteyn ! Et c’est le premier ballet en quatre actes qu’on m’ait confié, alors que je n’étais que sujet, afin de faire le DVD officiel de l’Opéra dans la chorégraphie de Noureev. Je l’ai dansé partout ! J’ai adoré aussi incarner Garance, dans Les Enfants du Paradis, de mon complice José Martinez, bien que le rôle n’ait pas été écrit pour moi, car je créais les costumes et ne pouvais me libérer l’esprit et le corps pour autre chose. L’enjeu était trop important. J’ai passionnément aimé la Giselle de Mats Ek, mais mon rôle y était évidemment plus limité. En fait, dans tout ce que j’ai dansé, aucun ballet ne correspond à ma personnalité, et c’est tant mieux, cela n’a aucune importance de dire au public qui l’on est. Un acteur, un danseur, doivent rester en deçà de leurs incarnations.
Vous avez donc été pleinement heureuse à l’Opéra de Paris ?
A. L. : Il est vrai que ce fut un parcours assez harmonieux. A l’Ecole, Claude Bessy m’aimait beaucoup. J’étais toujours première, et lorsque je suis entrée dans le corps de ballet, Noureev était encore là. Il m’a très vite donné ma chance, et a cru en moi. Je lui reste terriblement attachée. Il m’a choisie pour la Reine des Dryades de Don Quichotte et surtout pour Gamzati dans La Bayadère, alors que je n’étais pas étoile. Ce ne fut pas forcément facile car l’accueil des étoiles en titre était tiède, tant la pression était forte alors. Les choses ont changé aujourd’hui, il y a beaucoup plus de spectacles à danser, et les jeunes qui viennent d’entrer dans la troupe sont tout de suite en scène, alors qu’à l’époque nous faisions tapisserie en coulisses, ce qui nous permettait d’apprendre en regardant. Mais je me souviens combien pour La Bayadère, Laurent Hilaire qui incarnait Solor, fut prévenant et amical avec moi. Ensuite, l’attente de ma nomination d’étoile fut longue et je ne comprenais pas pourquoi, alors que j’avais tous les rôles d’étoile. En fait, c’était l’époque Hugues Gall, et il souhaitait affiner la pyramide hiérarchique, pour donner plus d’identité élitiste aux étoiles, ce qui se défend. Lorsque j’ai été enfin nommée, je n’y croyais plus !
Comment abordez- vous ce tournant capital ?
A. L. : Ce n’en est presque pas un, car je suis débordée d’engagements divers : d’une part avec l’Opéra, en invitée, et notamment avec la Dame aux Camélias dans la tournée au Japon, d’autre part parce que je suis chargée de faire répéter deux couples de solistes pour la prochaine Belle au Bois Dormant de l’Opéra en décembre. Et si je n’ai nulle envie d’être maître de ballet, travail considérable, car il a la charge du groupe, je me régale à l’idée de transmettre ce que mon expérience m’a apporté. J’adore la subtilité de ce contact. J’aimerais aussi un jour faire du théâtre, comme me l’a suggéré Jean-Laurent Cochet, mais c’est encore un rêve car j’ai encore trop à faire avec la danse et qu’il s’agit là d’un vrai engagement, qui doit se travailler à fond, et non en dilettante. On verra plus tard.
Et votre seconde carrière de créatrice de costumes ?
A. L. : Là c’est presque une deuxième vocation car enfant, j’ai hésité entre faire des costumes et danser ! J’en ai déjà conçu à plusieurs reprises pour des productions importantes, Les Enfants du Paradis notamment et le Marie- Antoinette de Patrick de Bana à l’Opéra de Vienne. Pour ma part, j’ai plusieurs projets en vue, et peut-être un Roméo et Juliette quelque part, mais qui demeure encore imprécis. Je suis portée par les lignes, j’aime laisser parler des inspirations parfois baroques ou loufoques, comme ce tutu fait pour Laetitia Pujol, que j’avais imaginé en voyant un cornet de glace dans une poubelle, ou des tutus en plastique imaginés pour Mi Favorita de Martinez, qui ont orienté sa chorégraphie. Cet échange, quand il a lieu, est merveilleux. J’aime créer des univers visuels, ainsi pour Marie- Antoinette, j’avais opposé les somptueux noirs et gris métallisés de la rigoureuse cour de Vienne avec la transparence et la légèreté des organzas pour évoquer la frivolité versaillaise, coupée de son temps. Mais je garde pour référence suprême Christian Lacroix, que je regardais fascinée, quand il créait des costumes pour l’Opéra : maître de la couleur, il marie l’orange au violet, le rouge et le fuchsia de façon ahurissante, en osant des mélanges incroyables, qu’il fait vivre d’un bout de galon, d’un trait de dentelle. Son œuvre porte la marque du génie, et il demeure le créateur le plus inventif et le plus théâtral dans son domaine, en digne successeur de Bakst.
Ce départ est émouvant, même si vous l’assumez sans crainte ?
A. L. Je n’aime guère me pencher sur le passé, et il me faut vider ma loge, ce qui est évidemment un peu douloureux et oblige à faire des choix. Heureusement, comme je l’ai dit, j’ai d’autres passions, notamment celle de la musique, et je suis les concerts avec assiduité. Mais malgré tout, je me demande si j’arriverai à retrouver l’incroyable grand frisson que procure la scène… De toute façon, je garde en moi, précieusement, cette phrase de Ghislaine Thesmar, merveilleuse danseuse et pédagogue, qui m’a dit un jour : « tu verras, il ne te restera que le meilleur » ! Cette pensée a accompagné toute ma carrière, je ne me suis jamais « débarrassée » d’un ballet, malgré les fatigues, les incompréhensions ou les difficultés rencontrées avec partenaires et chorégraphes, et des génies tels que Petit et Robbins n’étaient pas commodes ! J’ai voulu tout prendre à fond. On en sort gagnant.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 25 septembre 2013
La Dame aux Camélias, de John Neumeier,
Jusqu’au 10 octobre 2013 (Adieux d’Agnès Letestu le 10 octobre.)
Paris – Palais Garnier
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