Journal
Jubilé de la Fondation Royaumont – Marcel Pérès et l'orgue roman, le clavecin Pleyel et Wanda Landowska – Compte-rendu
Avant tout destinées à la découverte des lieux, les Journées du Patrimoine sont rarement favorables à la musique – trop de monde, de passage, d'effervescence. Dans le cadre de la saison des 50 ans de la Fondation Royaumont, fêtés par un même nombre d'événements sur fond d'inauguration du potager, de restauration du réfectoire des convers (deuxième plus grande salle de l’abbaye) et, pour le 8ème centenaire de la naissance de saint Louis, fondateur de l'abbaye en 1228, de reconstitution virtuelle, par des étudiants de l’École Centrale de Paris, de l’église abbatiale détruite en 1792, la programmation de ce haut lieu spirituel et culturel n'en invitait pas moins à deux passionnantes découvertes instrumentales.
Dans la fameuse Bibliothèque musicale François Lang (Paris, 1908 – Auschwitz, 1944), frère d'Isabel et beau-frère d'Henry Goüin, qui redonnèrent vie à Royaumont, Marcel Pérès, créateur en 1982 de l'Ensemble Organum (à l'abbaye de Sénanque, accueilli à Royaumont de 1984 à 2000, depuis 2001 à Moissac) mais aussi ou avant tout organiste, offrait une conférence passionnante et chaleureuse, érudite mais accessible, sur la restauration de « l'orgue roman » de Royaumont.
À un premier instrument construit en 1982 par Yves Cabourdin pour et d'après les recherches de Marcel Pérès, orgue aujourd'hui conservé en l'abbatiale de Moissac, succéda l'instrument actuel, conçu avec Antoine Massoni d'après le Tractatus Diversarum Artium de Théophile (XIe siècle), inauguré en 1993 et aujourd'hui restauré : 57 larges tuyaux coniques de cuivre (métal favorisant la richesse harmonique), à raison de trois tuyaux par note sur deux fois une octave, alimentés par trois soufflets doubles en peau de brebis autorisant des nuances dynamiques (naturellement gommées lorsque l'orgue est branché sur la soufflerie électrique), ce qui suppose une réelle entente musicale entre les trois souffleurs et l'instrumentiste. Hérité de l'Antiquité – on attribue l'invention de l'orgue hydraulique à Ctésibios, ingénieur alexandrin du IIIe siècle av. J.-C. (2) –, entré à l'église vers le Xe siècle de notre ère, cet orgue roman se distingue de l'orgue gothique et de tous ses successeurs en ce qu'il est joué non pas au moyen de touches mais de tirettes : tiré, le vent passe et les tuyaux parlent (donc possibilité de tenues, les mains étant libres de manier dans le même temps d'autres tirettes) ; poussé, le son cesse.
Démonstration à l'appui, après la conférence, l'aisance de Marcel Pérès sur son « clavier de tirettes » ayant fort impressionné des auditeurs invités à actionner les soufflets, participant ainsi à l'improvisation du maître…
Un dialogue à trois fut ensuite proposé, par trois fois et à l'issue des visites de l'abbaye, dans le réfectoire des moines. L'orgue roman y avait été installé à l'origine sur la chaire de pierre du mur ouest, d'où un moine lisait jadis les textes saints durant les repas ; il trône aujourd'hui au sommet de la tribune de bois jouxtant le buffet néogothique (photo) de l'orgue Cavaillé-Coll, grand instrument de 44 jeux construit en 1864 à la demande d'un filateur lillois, M. Marracci, pour sa villa de Coligny, sur le lac Léman (3).
Acquis par François Lang en 1936 (sans le buffet d'origine, d'un style inapproprié pour le réfectoire gothique), l'orgue fut reconstruit à Royaumont par Victor Gonzales ; c'est lors de la restauration de 2002-2007, par Laurent Plet pour la mécanique et Yves Koenig pour l'harmonie, qu'il fut doté de l'actuel buffet (neuf) de chêne clair. Après les sonorités amples et flûtées de l'orgue roman touché par Marcel Pérès, retentirent les timbres beaucoup plus mordants (« principalisants ») de l'orgue gothique ou organetto portatif du Barcelonais Guillermo Pérez, avant que Jean-Baptiste Dupont (cathédrale de Bordeaux) n'improvise à l'orgue romantique et symphonique – un monde à part, de proportions naturellement on ne peut plus différentes. Trois univers singuliers, mais sous-tendus d'un même principe : l'air sous pression, constante ou modulable.
Une seconde conférence, pleine d'esprit et non moins captivante, fut proposée en milieu d'après-midi par le claveciniste Brice Sailly : Le clavecin moderne et le retour à la musique ancienne fin XIXe. Soit l'évocation de la disparition progressive (également de l'enseignement officiel) du clavecin, démodé par les possibilités expressives du piano-forte, puis sa résurgence grâce notamment à l'immense Wanda Landowska, non pas tentée de plagier l'instrument ancien mais désireuse de contribuer à une ère nouvelle, moderne, du clavecin, et grâce aussi à son fameux clavecin Pleyel de 1912. Landowska s'était installée en 1925 à Saint-Leu-la-Forêt, non loin de Royaumont, où elle fit ériger son « temple de la musique » (4). Des documents audio et vidéo (le français noblement poétique de la grande Wanda !) sous-tendaient cette évocation de manière délicieusement nostalgique tout en faisant le lien entre le clavecin et Royaumont.
Un concert s'ensuivit dans le Grand Comble de l'abbaye, fiction musicologique (création 2014) intitulée Dell’onesta Dissimulazione, de Brice Sailly, Muriel Ferraro et Jane Piot. Insolite, décalée, indescriptible et séduisante – la vidéo accessible depuis la page du spectacle (lien ci-dessous) en donnera une idée mieux que les mots. Outre un singulier programme de mélodies délicates et recherchées de Respighi, Pizzetti, Alfano, Pierné, Fabre, Saint-Saëns, Koechlin, Casella, Thomé et D'Indy, dont nombre d'insignes raretés puisées dans la Bibliothèque François Lang, ce fut l'occasion d'entendre un authentique clavecin Pleyel à l'image de celui de Wanda Landowska, daté de 1926 et prêté par le Conservatoire de Rouen. Un instrument faisant entrer dans la légende sur la pointe des pieds, tout en nuances irisées – sans le célèbre ferraillement que l'on associe volontiers au Pleyel de Landowska, du moins ici, dans son rôle d'accompagnateur, discret mais essentiel.
Michel Roubinet
Abbaye de Royaumont, dimanche 21 septembre 2014
(1) Marcel Pérès joue l'orgue roman de Moissac :
www.networkvisio.com/printemps-des-arts/tv-musique-sacree-orgue-roman-par-marcel-peres-une-video-tv.html?vod=3374
(2) L'orgue hydraulique antique, Philippe Fleury (Université de Caen Basse-Normandie) :
www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0022005.pdf
(3) Les orgues de salon d’Aristide Cavaillé-Coll, Carolyn Shuster-Fournier, L'Orgue – Cahiers et Mémoires, n°57-58, 1997
symetrie.com/fr/titres/l-orgue/issn_1261-6702_57
(4) Wanda Landowska :
www.musicologie.org/Biographies/l/landowska_wanda.html
Sauvegarde de l'Auditorium de Saint-Leu-la-Forêt :
www.auditorium-wanda-landowska.fr
À lire : Musique ancienne (Mercure de France, 1909 ; repris par les Éditions Maurice Senart, Paris), ouvrage essentiel de la musicienne, disponible en téléchargement sur le site du Colloque Wanda Landowska et la renaissance de la musique ancienne / Cité de la Musique (2006) :
www.citedelamusique.fr/francais/musee/publications/actes/wanda.aspx
www.citedelamusique.fr/pdf/insti/recherche/wanda/5_wanda_landowsk_musique_ancienne.pdf
ou en volume d'époque sur les sites habituels : www.galaxidion.com / www.livre-rare-book.com
Le DVD-ROM Wanda Landowska – Le Temple de la Musique Ancienne, complément d'un programme Bach de 1935-1936 au clavecin Pleyel (CD Paradizo PA0009 / Skip Sempé), offre une très riche documentation sur le sujet :
www.paradizo.org/paradizo/catalogue/landowska-le-temple-de-la-musique-ancienne
Sites Internet :
Abbaye et Fondation Royaumont – journée du 21 septembre 2014
www.royaumont.com/fr/agenda/y/2014/m/9
Ensemble Organum – Marcel Pérès
www.organum-cirma.fr/index.php
Guillermo Pérez
www.toulouse-les-orgues.org/le-festival/programme-2014/rubriques-laterales-bios/guillermo-perez.html
Jean-Baptiste Dupont
www.jeanbaptistedupont.com
L'orgue Cavaillé-Coll de Royaumont
www.royaumont.com/fr/l-orgue-cavaille-coll
Brice Sailly, Muriel Ferraro et Jane Piot / Dell’onesta Dissimulazione
www.royaumont.com/fr/muriel-ferraro-brice-sailly-jane-piot/presentation
Photo © DR
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