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Karita Mattila en récital au Théâtre du Châtelet - Le grand amour, malgré tout - Compte-rendu
Le public du Châtelet et la soprano finlandaise se retrouvaient dans la salle dont elle a contribué à marquer les riches heures lyriques, en 1996 en Elisabeth de Valois dans Don Carlos, puis avec Arabella en 2002 et encore Jenufa en 2003. Venir raviver l'éclat du souvenir peut s'avérer périlleux, mais Karita Mattila est aussi simplement une artiste que l’on ne peut s’empêcher d’aimer, pour sa spontanéité généreuse, pour son exigence éthique d’artiste engagée. Impossible de rester insensible au charisme impérieux du personnage et à son timbre si caractéristique, mat, voilé d'un brin de mystère, et aujourd'hui d'un brin de fatigue aussi. Il y a des chanteurs passe-partout et interchangeables et il y a des Karita Matilla, identités fortes et uniques. Dans le creux du piano, elle crée la performance ; le récital est un art de la présence et de l’atmosphère, et elle s’y entend.
Ce soir-là, dans un programme de lieder, elle a convoqué l’amour, la nature et tous les rapprochements métaphoriques qui vont avec. L’amour fier ou caressant, parfois maternel mais surtout passionnel, rêveur ou déchirant, souriant ou pleurant, tout y passe. Sous la glace finlandaise, brûle une ardente flamme ; démonstration avec Brahms, Wagner, Berg et Richard Strauss.
Karita Matilla est une conteuse qui n'invoque pas la force des sentiments et de la nature à moitié. Avec elle, les huit vignettes folkloriques et enlevées des Zigeunerlieder (op. 103) de Brahms prennent une carrure dramatique imposante, voire débordante. La veillée tzigane n'est pas pour les enfants, âmes fragiles s'abstenir. Pathos, incantations et maelström emportent les vivace grazioso et autres allegro giocoso sur leur passage dans une interprétation réécrite con fuoco et con forza. Surprenant mais pas forcement indécent, la veine populaire est bien là, différente mais cohérente avec une voix aussi large qui, au milieu de cet embrasement général, sait aussi se faire émue et suppliante dans le numéro 7.
Avec les Wesendonck Lieder de Wagner, elle nous emmène ensuite vers un territoire moins démonstratif et qui semble lui être plus naturellement familier. Nous emmener est bien le mot car, au fil des cinq poèmes de Mathilde Wesendonck, le silence de la salle se fait palpable et le recueil s'achève dans un état de suspension assez extraordinaire. Son expression feulée sur "Der Engel", la brume élégante dont elle enveloppe "Stehe Still", les accents quasi liturgiques qu'elle donne à "Im Triebhaus" ou le halo mystérieux dont elle nimbe "Traüme" nous laissent finalement sur ce moment de grâce d'autant plus précieux et paradoxal que le cycle est aussi un cruel révélateur. Impression de justesse flottante, ports de voix appuyés pas très allemands, palette de couleurs étroite et matériau aminci par les ans malgré une voix très contrôlée. C'est dire l'engagement, la sincérité et le grand art de la diseuse pour captiver néanmoins à ce point.
Dans l'opus 2 d'Alban Berg – "Vier Lieder" – elle se montre même presque hypnotique. Le mystère de cette musique aux contours incertains lui va comme un gant. Sur les rives de l'atonalité, son chant se fait plus grave, réservé et enveloppant pour évoquer le sommeil consolateur ou libérateur dans les deux premiers lieder. Dans le troisième elle se fait magicienne avant d'imprimer une formidable progression dramatique dans le dernier - "Warm die Lüfte" - et éructer un "Stirb!" ("Meurs !") de pythonisse.
Accompagnateur aussi remarquablement élégant qu'à la politesse discrète, Martin Katz au piano ne vole pas la vedette à sa chanteuse. Quoique n'en faisant pas étalage, ses moyens pianistiques le lui permettait sans doute ; mais mieux vaut ne pas risquer la surenchère avec Karita Matilla ! Les sept lieder de Strauss tirés d'autant d'opus différents qui concluent le concert sont l'occasion de le mettre au mieux en valeur, entre les arpèges diaphanes legatissimo et triple piano de la berceuse tirée de l'opus 41 et le torrent tempêtueux de "Cäcilie" (op. 27). Dans ce bouquet Strauss, la soprano est égale à elle même, intense et dotée d'une distinction libre et sauvage ... voire écrasante. "Wie sollten wir geheim sie halten" de l'opus 19 est plus conquérant qu'exultant et laisse peu de place à la félicité, l'exquis "Allerseelen" de l'opus 10 ne fait qu'une pauvre bouchée du parfum suave des résédas, et son "Wiegenlied" (op. 41) est bien grave et sombre pour nous endormir sereinement. On n'y peut rien, elle est comme ça Karita, à la vie, à la mort, en grand, et avec "Cäcilie" elle termine justement passionnée, submergée par l'émotion du texte de Heinrich Hart "Wenn du es wüsstest, du lebtest mit mir" ("Si tu le savais tu vivrais avec moi").
Ne comptant pas partir sur une pareille déclaration d'amour, le public en redemande. Alors elle lui offre "Eine kleine Sehnsucht", tango-cabaret de Friedrich Holländer. Comme libérée du poids de la performance qu'elle vient de livrer, elle y trouve d'ailleurs subitement une liberté et un brillant dans la voix qui tranchent avec son programme. Elle offre également quelques mots en français aussi sincères que touchants pour redire son attachement à cette scène, aux moments fastes qu'elle y a connus. Elle conclut avec "Zueignung" de Strauss ; cela ressemble à un envoi.
Notez que l'on aura le bonheur de retrouver Karita Mattila aux côtés de Mikko Franck et de l'Orchestre Philharmonique de Radio France le 21 janvier (et non le 20 comme annoncé initialement) dans le rare Luonnotar de Sibelius et l'air de concert "Ah ! Perfido" de Beethoven. (1)
Philippe Carbonnel
(1) www.maisondelaradio.fr/evenement/concerts-du-soir/sibelius-beethoven-chostakovitch/concert-reporte
Paris, Théâtre du Châtelet, 12 décembre 2016.
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