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La Belle de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte-Carlo – Douleur et beauté – Compte-rendu
Jean-Christophe Maillot est un homme jovial, chaleureux, généreux, à l’indomptable énergie, et toujours en mouvement pour faire vivre ses fantasmes, ses rêves, ses désirs. Ses ballets, eux, sont, sinon à l’opposé, car il lui arrive de jongler avec la plus franche loufoquerie ou de flirter avec l’abstraction de lignes pures, mais souvent déroutant par les visions sombres, ambiguës qu’ils proposent, et où le grand combat du bien et du mal, du jour et de la nuit, laissent des traces étranges, mortifères parfois. Tant mieux, car ce contraste, qui inscrit des souvenirs puissants sur le plan chorégraphique, est certainement salvateur pour le créateur, lequel, par son imaginaire foisonnant et pas toujours porté par des brises légères, peut ainsi se libérer de ses propres contradictions.
© Alice Blangero
Maillot, depuis toujours, et depuis sa propre enfance puisqu’il fut en 1972 le héros cinématographique du beau et sombre Petit Poucet de Michel Boisrond, baigne dans l’univers des contes, dont on se remémore avec lui combien ils sont souvent sinistres et riches de plongées dans les racines de nos peurs et de nos obsessions, que ce soit dans Grimm, Andersen ou ici Perrault dont la Belle au bois dormant offre des passages purement effroyables. Et pour cette Belle, qu’il créa en 2001 et modifia à plusieurs reprises sans véritablement en changer l’éthique et l’esthétique, il a convoqué un nombre considérable d’archétypes psychanalytiques de l’humanité, des mères castratrices aux prédateurs masculins, de la peur des fils et des pères face à des femmes trop puissantes. De la force que celles-ci peuvent trouver dans l’amour, au sommeil initiatique permettant les rêves les plus fous, de la frénésie sexuelles de ventres en folies, et que les costumes fabuleux du duo Guillotel-Kaplan mettent en relief avec leurs ballons frétillants en guise de jupons, aux désirs de chair fraîches des ogres que le monde connaît depuis Chronos. En retrouvant la reine mère, l’ogresse Carabosse, qui écrase son fils et veut ensuite dévorer ses petits enfants, on repense au loup du Petit Chaperon rouge, on pense aussi aux désirs incestueux du roi de Peau d’Ane, à l’horrible marâtre de Cendrillon, ou à la cruelle reine de Blanche-Neige, affolée par sa propre beauté, et l’on s’avoue que cet univers n’a rien d’enfantin ni de féerique, même si ces esprits légers sont parfois bien utiles, ainsi la marraine de Cendrillon et la fameuse Fée Lilas.
© Alice Blangero
Rien à voir, dans la version Maillot, donc, avec les gentils divertissements fixés dans l’univers chorégraphique par les ballets traditionnels nés à Saint-Pétersbourg et prolongés par des danseurs tels que Noureev, qui ne gardent du conte que des images caricaturales dans leur splendeur ou leurs rares instants d’angoisse, et ne sont que prétexte à pirouettes et adages en tissus brillants et diadèmes scintillants. Ici le ballet s’ouvre sur l’univers du Prince, généralement totalement occulté au profit de celui de la Belle, et le montre, ainsi que son pauvre père, totalement sous le joug terrible de Carabosse, mère aux griffes aussi acérées que celles de la mort dans le Faust du même Maillot. C’est à un garçon aux larges épaules, coiffe cornue et robe telle une cage noire qu’est dévolu ce rôle odieux, et l’interprétation de Jaat Benoot fait froid dans le dos. On pénètre aussi plus avant dans la violente expressivité de la musique de Tchaïkovski, d’autant que Maillot a choisi pour dépeindre la noirceur de cette cour, la version dirigée par Valery Gergiev, qui y va au knout, avec son orchestre du Mariinsky.
© Alice Blangero
Puis éclate, pour dépeindre la cour de la princesse, l’univers des Pétulants avec leurs costumes déments de loufoquerie colorée, sur fond de décors découpés comme dans du sucre, avec des couleurs de berlingots et des colonnades un rien surréalistes, dessinées par Pignon-Ernest. On n’est pas loin, en plus gai, de l’univers du belge Delvaux ou même du Carzou du ballet Mirages. Tout cela barbote, gigote, bondit avec une frénésie de vie et de sexe, qui va déboucher sur une vision inoubliable, celle de l’apparition de la Belle que ses parents, longtemps privés d’enfants, ont enfermée dans une tour d’ivoire pour la protéger. En fait sa mère – mère de danseuse ? autre vieux fantasme – l’a enclose dans une énorme bulle transparente dans laquelle la jeune fille arrive lentement, en un rêve d’éveil à la vie. Un rêve qui va vite devenir une séquence d’horreur, puisque les garçons qui la découvrent vont la battre et la violer, la laissant brisée, jouet meurtri dans un caniveau. Olga Smirnova, superbe ballerine échappée du Bolchoï et fréquemment présente sur le rocher monégasque, est ici, avec le caractère ineffable de ses tracés moelleux, une fabuleuse incarnation de ce personnage aux multiples facettes, qui va, après avoir été ainsi molestée, courir vers le prince, faible et désemparé qui lui arrive enfin. Elle le séduit, en un long baiser mûri pendant cent ans, s’unit à lui puis se bat courageusement contre l’affreuse Carabosse qui surgit pour les séparer et la tuer.
© Alice Blangero
Mais aux réjouissances habituelles qui concluent l’aventure, portées par la brillante succession de divertissements concoctée par Tchaikovski, se substitue alors la flamboyante, déchirante musique de Roméo et Juliette, sur laquelle se déploie l’un des plus beaux pas-de-deux du ballet contemporain, par la douceur de ses portés, ses courbes, ses entrelacements désespérés, et qui dégage une solitude profonde, comme si les amants, face au monde, se disaient déjà un éternel adieu. Avec un lyrisme dont le style de Maillot n’est pas coutumier. Et lorsque le prince – très émouvant Alexis Oliveira, si fragile – se retrouve dans sa chambre, le livre du conte à la main, et qu’il aperçoit sa princesse, étendue près de lui, et dans doute morte, la sortie qu’ils esquissent au-delà du rideau, tels Tristan et Isolde s’évanouissant dans l’éther, conduit vers un vertige d’anéantissement, fuite vers un monde irréel. Ils se marièrent, certes, mais n’eurent pas beaucoup d’enfants …
© Alice Blangero
Croquée avec une intensité brûlante, vibrionnante dans ses costumes déjantés, hallucinée dans ses scènes de violence ou déchirante dans son désir de l’autre, cette Belle marque, à coup sûr, dans l’œuvre de Jean Christophe Maillot, et laisse le goût amer de la beauté violée : utile, inutile … La troupe des Ballets de Monte Carlo, elle, joue le jeu avec une vigueur qui répond bien à celle de son directeur, et permet aussi de retrouver en image apaisante, la seule sans doute, la divine Mimoza Koike en Fée Lilas, instant léger de ce conte noir, qu’il ne faut pas dire aux enfants …
Jacqueline Thuilleux
Photo © Alice Blangero
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