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La Chronique de Jacques Doucelin - Les ravages des images
A l’opéra, cinéaste et vidéaste riment pour la plus grande gloire de l’image. Cette constatation s’imposa à moi l’autre soir tandis que je m’ennuyais ferme au Châtelet devant La Pierre de touche d’un certain Signor Rossini de 20 printemps, dont la musique pétillante avait été savamment dénervée par un argousin vidéaste. Celui-ci a imaginé un procédé assez simple, pour ne pas dire simpliste, de projections et de rencontres d’images filmées en temps réel apparaissant sur un grand écran : à cour et à jardin, deux petites maquettes de décor – maisons, jardins – tenaient lieu de scénographie projetée sur le fond de scène, les protagonistes y évoluant en gros plans réalisés par une batterie de caméras exagérant leurs mimiques jusqu’à la caricature.
Pourquoi pas ? Beaucoup d’entre nous ont pu constater, il y a deux ans dans ce même théâtre, les vertus d’images projetées et habilement mêlées au jeu des acteurs dans Les Paladins de Rameau. Et après tout, cette Pietra del paragone n’est pas une tragédie, mais annonce la verve bouffe du Barbier de Séville. Le problème est que l’effet de loupe produit par les projections ne distend pas seulement l’espace, mais, par contagion, le jeu des chanteurs et par voie de conséquence le rythme musical. Ajoutez à cela que le vidéaste, tout à sa belle invention, se soucie comme d’une guigne de l’ouvrage : ce qui l’intéresse c’est de faire des gags qui lui attirent la complicité d’un public d’autant plus disponible à ses blagues qu’il ne comprend strictement rien à ce qui se passe sur scène.
Quid du metteur en scène et du chef, me direz-vous ? Que font-ils ? Ils servent la soupe au vidéaste. Ce qui n’arrange rien, comme vous l’imaginez : dès lors, les chanteurs surjouent et l’orchestre renonce à mener la danse. Un comble avec Rossini, ce roi du gag musical, qui n’a pas son pareil pour entraîner l’orchestre dans des accelerandos vertigineux et des dérapages savamment contrôlés ! Jean-Christophe Spinosi et l’Ensemble Matheus avaient encore les yeux fixés sur Vivaldi…Que n’ont-ils écouté l’excellent chœur de Parme au style parfait. Mais qu’importe, le public était venu pour voir, non pour écouter Rossini. Et l’image a tué la musique.
On a assisté au même sacrifice de la partition sur l’autel de l’image dans deux spectacles qui ont marqué l’ère Mortier à l’Opéra de Paris. C’est d’abord le fameux Tristan et Isolde tout enluminé des fantasmes du vidéaste américain Bill Viola qui imposait un film aux allures de rituel dont le déroulement aussi lancinant qu’étranger à l’action musicale surplombait les silhouettes noires et hiératiques des protagonistes comme un vitrail coloré. Dans ce cas-là aussi, l’image émoussait dangereusement l’impact de la musique. Qu’il soit permis de rappeler, dans la même salle de la Bastille, les riches projections avec lesquelles Robert Lepage complétait le grand oratorio profane qu’est La Damnation de Faust de Berlioz. Mozart n’a pas eu cette chance avec les débuts lyriques du cinéaste allemand Michaël Haneke dans Don Giovanni.
En émigrant à la Bastille, ce spectacle vient de trouver le cadre moderne qui convient à son décor d’aujourd’hui. Personne ne peut honnêtement contester l’extraordinaire direction d’acteur du cinéaste : c’est l’une des plus brillantes de ces dernières années. Mais comment peut-on être à ce point sourd à la dramaturgie que Mozart a volontairement inscrite au plus profond de ses notes ? Souvenons-nous de sa correspondance où il dit à son père comment il a fait modifier le livret de L’Enlèvement au sérail pour le plier à sa musique et de la façon géniale avec laquelle Mozart rétablit grâce à ses notes la force contestataire des Noces de Figaro que le librettiste Da Ponte avait été chargé d’émasculer. La musique n’est plus qu’un prétexte anecdotique pour cinéaste en veine de gloire.
Alors pourquoi considérer chaque numéro, chaque scène de Don Giovanni comme une séquence de film ? Pourquoi poser la baguette avec la caméra alors que Mozart a tout enchaîné ? Tous les chefs le savent ! Il ne faut jamais s’arrêter jusqu’à la mort du grand seigneur méchant homme. Jamais un chef d’orchestre digne de ce nom n’aurait accepté de trahir le compositeur pour flagorner un cinéaste débutant dans l’arène lyrique.
L’opéra en a vu d’autre heureusement ! Après les caprices des divas et des divi au XIX è siècle, après le règne autoritaire des chefs de Toscanini à Karajan au siècle suivant, après la prise de pouvoir par les metteurs en scène de théâtre qui ne supportaient pas que le chef fût le seul maître du temps à l’opéra à la fin du XX è siècle, voici le temps des imagiers. Avec la toute puissance médiatique des étranges lucarnes, il fallait bien s’y attendre : l’œil l’emporte sur l’oreille, le sens de la passivité sur le sens de l’éveil. Attendons donc avec patience le retour du balancier.
Jacques Doucelin
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Photo : DR
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