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La Chronique d'Emilie Munera - Des histoires en musique

Quelles sont les raisons qui vous poussent à acheter une place de concert ou un disque ? L’interprète, j’imagine… le compositeur et les œuvres interprétées également. Réponses logiques. Mais s’il existait aujourd’hui une autre raison de se déplacer ? Si nous achetions une place de concert ou un disque pour voyager, s’évader et vivre une expérience musicale unique. C’est ce que nous proposent de plus en plus de musiciens qui souhaitent nous conter une histoire lors des concerts ou nous inciter au voyage le temps d’un disque. Plutôt que de favoriser un compositeur, ils préfèrent créer une atmosphère, une ambiance, une vision.
 

Cette évolution des programmes va de pair avec une modification de la consommation de la musique. A l’époque de l’âge d’or du disque, les grands labels avaient besoin de bâtir un catalogue : il leur fallait présenter leur propre intégrale des sonates de Beethoven, des symphonies de Brahms ou des quatuors de Mozart. Il y avait tant à faire, tant à enregistrer ... Et la demande était immense. Les disques s’enchaînaient : Martha Argerich et Claudio Arrau enregistraient Chopin. Augustin Dumay et Maria Joao Pires livraient leur intégrale des sonates de Brahms, Karajan dirigeait les symphonies de Beethoven. Le plus souvent, un disque était consacré à un compositeur (cela permettait en plus de le trouver rapidement dans les bacs des disquaires !).

Ces programmes monographiques sont aujourd’hui toujours présents. Mais au XXIe siècle, alors que la crise du disque est passée par là, que la musique se consomme de plus en plus en streaming (par “petit bout”) et que le mélomane a déjà chez lui d’innombrables versions des valses de Chopin ou des sonates de Mozart, certains musiciens explorent une autre voie. Plus que leur vision d’une oeuvre ou d’un compositeur, ces interprètes cherchent à nous faire entrer dans un monde musical. Le pianiste allemand Igor Levit est devenu un habitué de ces programmes “concepts” : avec « Tristan », il a récemment proposé un périple nocturne et méditatif autour de la musique de Wagner, Liszt et Hans Werner Henze. La pianiste Jodyline Gallavardin a quant à elle fait sensation avec un programme intitulé « Paradis Perdus » : un récital qu’elle considère comme un voyage initiatique et qui mêle Sibelius, Cowell, Granados, Séverac ou Ravel. Une expérience contemplative qui fonctionne aussi bien au disque qu’en concert.
 

Ces musiciens nous racontent une histoire en musique ; et se livrent aussi parfois : la mezzo Joyce DiDonato chantait récemment son amour pour la nature et son engagement écologique dans son dernier opus : “Eden”. Les ensembles vocaux ont eux aussi sauté le pas, à l’instar de La Tempête de Simon-Pierre Bestion. Avec « Hypnos », ils nous ont fait pénétrer dans le monde de la nuit et du royaume des songes. Un parcours sensoriel et émotionnel qui cheminait du Moyen-Âge à nos jours. Le jeune (et excellent !) quatuor vocal Æsthesis innove de son côté en proposant de faire de la pratique musicale un véritable laboratoire de sensations. Aucune limite de style ou d’époque affirment-ils, seul le ressenti guide le choix du groupe. Des œuvres du XVIe siècle côtoient donc des pièces de tradition populaire et des créations originales. En plus d’être innovants, ces programmes ont souvent l’avantage d’extraire les musiques contemporaines de leur niche en les intégrant à des récitals plus généraux.
La crise du disque aura donc permis à une nouvelle génération d'interprètes de s’exprimer différemment. N’étant plus soumis aux diktats des labels, ces musiciens nous offrent la possibilité d’écouter la musique autrement.

Emilie Munera
 

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