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« La folie de Lucia n'est pas génétique » - Une interview de Patrizia Ciofi, soprano
Patrizia Ciofi est enfin de retour sur la scène de la Bastille dans l'un de ses rôles fétiches : Lucia di Lammermoor. Sacrée « Reine du bel canto » aux Chorégies d'Orange où elle a été applaudie dans ce rôle en 2006, mais également dans celui de Violetta (2009) et de Gilda (2011), le Théâtre du Châtelet l'avait invitée en 2002 pour Lucie de Lammermoor, version française du chef-d’œuvre donizettien. Aux côtés de Vittorio Grigolo et de Ludovic Tézier sous la baguette de Maurizio Benini, la cantatrice devrait faire des étincelles dans la production acrobatique d'Andrei Serban qui, malgré sa complexité, semble lui avoir ouvert des horizons qu'elle ne soupçonnait pas. Gros plan sur une artiste en pleine réflexion.
Cet été entre Munich où vous chantiez Rigoletto et votre grand concert avec Leo Nucci à Orange, avez-vous eu le temps de prendre des vacances et de vous reposer, car de plus en plus souvent nous avons l’impression que les artistes ne prennent pas de congés ?
Patrizia CIOFI : C'est exact ! Je n'ai pas pris beaucoup de vacances cet été, juste une semaine entre Munich et le concert d'Orange, puis une semaine avant Paris, mais vous savez quand la pression des prochains concerts se fait sentir, nous avons besoin de nous mettre au travail, d'étudier, de réfléchir. J'apprécie tout de même de pouvoir arrêter complètement : lorsque je dispose de quinze jours de congés, je peux vraiment sortir de mon travail, me déconnecter pour vivre comme n'importe quelle femme, faire la cuisine, regarder des films, aller à la piscine, bref, partager avec les gens que j'aime ; une vie normale. Vous avez peut être l'impression que je chante beaucoup, mais je n'ai pas ce sentiment. J'aime répéter plusieurs semaines d'affilée, ce qui m'oblige à rester dans un lieu pour une longue période. Mais cela n’est possible qu’en dehors de l’Allemagne où après quelques services tu te retrouves sur la scène. Je m’adapte à ces méthodes, mais elles sont assez frustrantes. Rien ne me satisfait davantage et depuis toujours, que de prendre le temps d'entrer dans la pièce, de retrouver le rôle, le chant et la vocalité qui va avec. Cette année, j'ai pris un mois de vacances en mai, juste avant Un ballo in maschera à Milan, suite à mon retrait du projet de reprise de Romeo et Juliette à Avignon, car ce rôle ne me convient pas exactement, et cela m'a fait beaucoup de bien.
Votre premier engagement pour la saison 2013-2014 a lieu à Paris, à La Bastille, où vous n'étiez pas revenue depuis votre Giulietta dans I Capuleti e i Montecchi en 2008. Ressentez-vous une certaine pression, ou appréhension pour ce retour et cette ouverture de saison, qui se fait avec l'une de vos héroïnes préférées avec Traviata et Gilda, Lucia di Lammermoor, un opéra qui vous accompagne depuis 1996, c'était à Savona ?
P.C. : J'ai décidé de ne plus l'interpréter après les représentations marseillaises de 2007. Je la chantais depuis des années, mais ce rôle demande tant de concentration, de technique et de sincérité, qu'il ne m'était plus possible de m'y consacrer naturellement. En fait, vous voulez connaître mes secrets (rires) ! Je ne vais pas tout vous avouer, mais quand même... depuis que je sais que je dois la retrouver à Paris, j'ai essayé de ne pas trop y penser, mais ces derniers mois, j'ai bien dû me faire à l'idée que le compte à rebours était en marche. J'ai donc recommencé à étudier le rôle, à retrouver la voix, les sensations spécifiques à cette partition, car il représente beaucoup pour moi et je sais que j'ai touché des gens qui se souviennent de mon interprétation. J'ai toujours vécu Lucia avec une certaine tension, car son histoire fait appel à des points sensibles de ma vocalité, mais aussi de ma personne. Il y quelque chose qui me rend fragile dans ce rôle, ce qui explique qu'elle soit devenue plus difficile à chanter, malgré les expériences, les succès et les moments de doutes. A Barcelone par exemple, j'étais programmée en deuxième distribution, parallèlement à Edita Gruberova, mais suite à plusieurs annulations de sa part, j'ai été contrainte d'assurer la première, ce qui n'a pas été du goût d'une partie du public. A la Scala également, les choses ne se sont pas passées merveilleusement et cela m'a déstabilisé. Heureusement qu'il y a eu Orange et Marseille. Pourtant j'ai pris la décision de la laisser reposer et de me consacrer à d'autres rôles comme Traviata, dont la figure est plus humaine et donc plus facile à affronter. Les vocalises sont placées au début, quand nous sommes encore « fraîche », à la différence de Lucia qui ne nous laisse pas un instant de répit jusqu'au final. Je voulais la reprendre avant Paris, mais je n'ai pas pu : j'ai dû annuler Berlin, car entre temps est venu s'intercaler Robert le diable à Londres en décembre dernier, qui n'était pas prévu.
Cette production a été donnée la première fois en 1995, avec dans les rôles principaux June Anderson et Roberto Alagna, puis remontée par la suite avec d'autres interprètes. Le fait que ce spectacle ait été défendu par des artistes différents et vu par de nombreux spectateurs, est-il vécu comme une difficulté supplémentaire pour vous, ou est-ce que cela ne vous perturbe pas plus que de raison ?
P.C. : Vous savez que j'ai été appelée pour la générale en 1995, car June Anderson l'avait annulée ; mais j'ai bien sûr refusé. C'est bizarre, car si l'on réfléchit très attentivement, notre métier est horriblement complexe, c'est pourquoi à certain moment il est préférable de ne plus penser et de foncer. Il faut se dire que si la direction d'un théâtre a fait appel à vous, c'est qu'elle vous fait confiance. Aujourd'hui j'ai de l'expérience, je suis plus âgée et si l'on vient encore m'écouter, me remercier, c'est que mon interprétation n'est pas totalement mauvaise. Je sais que d’autres collègues m'ont précédé à Paris, mais je n'ai vu que des photos de cette production, n'ayant pas souhaité visionner la vidéo pour ne pas être influencée, d'autant que Andrei Serban est présent pour cette reprise. Je suis très heureuse, même si nous n'avons pas encore travaillé l'intégralité du spectacle, car il faut courir, se promener comme sur un fil, prendre des risques en permanence, mais finalement plus je suis concentrée, plus ma tête est libre et mes mouvements légers, comme pour La fille du régiment mise en scène par Laurent Pelly. Ce métier est conduit par les pensées, tributaire de déclics que l'on attend parfois longtemps, mais malgré les difficultés que l'on peut rencontrer, on peut trouver du plaisir et le fait de pouvoir se plier aux demandes même extravagantes de Serban, escalader, sauter, faire de la balançoire et chanter en même temps, cela me réjouit.
Cette version de Lucia, a suscité la polémique à sa création, car une partie du public n'avait pas supporté l'aspect « laboratoire » de cette lecture, Lucia étant montrée comme une sorte de cobaye, d’être fou, sur lequel des chercheurs réalisent des expérimentations, comme ce fut le cas dans des hôpitaux psychiatriques au 19ème siècle. Vous a-t-il été facile de vous glisser dans cet univers et d'adhérer aux propositions scéniques du metteur en scène qui, de plus, demande à la soprano d'être très sportive ?
P.C : Je savais en acceptant d'y participer que la production était « spéciale », mais je suis très ouverte pour comprendre les intentions des metteurs en scène. Parfois on ne sait pas pourquoi on doit exécuter un geste ; ici Serban nous demande des choses bizarres, mais j'ai conscience de vivre une Lucia différente des autres. Je l'ai toujours vécue de manière très dramatique du début à la fin, car dès son entrée en scène, la mort et les cauchemars l'assaillent. Mais à Paris, parmi tout ce capharnaüm qui l'entoure, ces hommes, ces gymnastes, le personnage de Lucia devient très faible, esseulé comme un petit oiseau. Il faut l’accepter et depuis le premier jour Serban veut ressentir la joie d'une jeune amoureuse, qui a certes fait un cauchemar, mais dont la sensation s'efface rapidement à la pensée de son amant. Je dois prendre le temps et laisser arriver les dangers et l'oppression. L'idée de la balançoire est magnifique, car Lucia est présentée comme une petite fille. Pour le moment je ne sens pas qu'elle soit étudiée pour sa folie, mais davantage que son entourage fait tout pour la rendre folle, car elle est fragile, a des visions et subit la folie de ces hommes maniaques, combinards qui la transforme en objet, en marchandise. La folie de Lucia n'est pas génétique.
Vous êtes l'une des rares cantatrices a avoir pu défendre les deux versions de cet opéra qui, outre la langue comporte des différences notables en termes de couleur, de tessiture et de musique. Beaucoup de mélomanes se souviennent de votre performance au Châtelet en 2002 aux côtés de Marcelo Alvarez dans la mise en scène de Caurier/Leiser. Quels souvenirs gardez-vous de ces représentations parisiennes et qu'ont elles apporté à votre connaissance du rôle ?
P.C : J'ai toujours dit que les deux versions étaient très différentes ; la française est proche du « grand opéra », on y trouve un parfum, une atmosphère propre à ce type d'ouvrage, avec des tonalités plus aiguës qui confère à l'héroïne plus de légèreté, un côté éthéré que je ne trouve pas dans la Lucia italienne. Le premier air de Lucie, presque meyerbeerien, n'a rien à voir avec celui de Lucia qui possède un côté sombre et dramatique jusqu'au final. Aujourd'hui à ce moment précis de ma carrière et de ma vie, je suis très contente de devoir travailler pour les besoins d'une conception, le côté léger, aérien, juvénile et heureux du personnage, sur lequel je ne m'étais pas penchée.
Après voir chanté le rôle à Torino, Ancona, Milano, Barcelona et Marseille avec des chefs différents, dans diverses conceptions, qu'est-ce qui a changé dans votre interprétation et que n'avez-vous pas encore dit dans ce rôle ?
P.C : Si je récapitule tout ce que nous avons dit jusqu'à présent, ce qui me faisait peur auparavant, c'était que Lucia ne paraisse pas vraiment réelle ; ce personnage est compliqué à posséder, sans doute en raison de la folie. Rentrer dans la tête d’une folle, qu'est-ce que cela signifie ? Cela m'effrayait car Violetta est une femme qui fait des choix, parfois contestables, mais qui ne sont pas si éloignés de ceux que l'on pourrait faire en 2013, mais Lucia ? Elle nous échappe. Aujourd'hui, je me retrouve face à un personnage humain, grâce à la vision qu'en a Serban. Je vois la femme et cela me rassure, je peux la faire mienne, exprimer encore plus sincèrement les choses. Je n’avais pas conscience de cette souffrance par le passé et si je réfléchis bien, il y a encore de nos jours des femmes forcées, contraintes, au mariage, à la prostitution et l'on est pas loin de ce qu'endure Lucia.
Cette saison vous devez apparaître dans de nombreux ouvrages comme La Straniera, Les Contes d'Hoffmann, La Sonnambula, La Fille du régiment et Tancredi, des rôles que vous avez déjà interprétés et ferez curieusement vos débuts dans Mimi de La Bohème, un rôle dans lequel on ne vous imaginait pas. Qu'est-ce qui vous a amené à vous y confronter, ici à Paris en version de concert ?
P.C : Il s'agit d'une œuvre de bienfaisance, à l'initiative de Colline Opéra et donc dès lors que l'on fait quelque chose pour les autres, pourquoi refuser de le faire pour soi-même. En fait c'est un rôle que l'on m'a proposé plusieurs fois et que j'ai toujours refusé en raison du poids de l'orchestre puccinien et de ma voix, qui n'est pas de prime abord faite pour Mimi : mais dans le cas présent il s'agit d'un concert. Je ne pense pas posséder la voix juste pour Mimi, mais le chef saura sans doute doser l'orchestre, m'aider à trouver des couleurs, à mette en valeur ma vocalité, ce qui devrait être intéressant. J'ai souvent chanté le duo du 1er acte, Musetta, je connais l’œuvre par cœur, tous les rôles, je pourrais même diriger La Bohème et suis convaincue qu'il y a quelque chose qui me ressemble dans ce personnage, cette fragilité, la maladie, cette chose intime, proche de Traviata. Je vais peut être découvrir des aspects inconnus de mes capacités ?
Vous chantez en France, en Espagne, en Italie, à Londres, Berlin et Munich et peu aux Etats-Unis. Existe-t-il un théâtre dans lequel vous rêvez de chanter et pourquoi ?
P.C : Je dois vous dire quelque chose qui m'a rendue très heureuse et que je répète autour de moi : j'ai été promue « Chevalier des arts et lettres » ; n'est-ce pas formidable pour une Italienne ? J'ai reçu le diplôme et ai demandé de faire une cérémonie, mais je n'ai pas encore de réponse de la Ministre. Ce serait joli de le faire ici pendant Lucia, non ? Pour répondre à votre question, j'aimerais beaucoup chanter au Teatro Colon de Buenos Aires, j'y pense fréquemment, et au moins une fois au Met. J'ai été approchée à plusieurs reprises par le passé, dès 1999, mais à chaque proposition, ou audition, l'affaire ne s'est pas conclue. Je garde cependant espoir.
Vous retrouvera-t-on dans les prochaines années à Orange, dans un opéra français ?
P.C : Dès l'été prochain je reprendrai le concert dédié aux « Reines du bel canto », cette fois en compagnie de Daniela Barcellona et après....rien n'est encore fixé, mais il est vrai qu'un opéra français me ferait plaisir, comme Les Pêcheurs de perles par exemple.
Propos recueillis par François Lesueur, le 28 août 2013
Donizetti : Lucia di Lammermoor Les 7, 10, 13, 17, 20, 23, 26, 29 sept., les 1er, 4, 6 et 9 octobre 2013
Paris – Opéra Bastille
http://www.operadeparis.fr/
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