Journal

La Montagne noire d’Augusta Holmès à Dortmund – Guzla et fustanelle – Compte-rendu

 
A l’heure où les compositrices ont le vent en poupe, ressusciter La Montagne noire (1895) tombait sous le sens : en effet, l’opéra d’Augusta Holmès (1847-1903) est l’une des rares partitions écrites par une femme à avoir eu le privilège d’être créées à l’Opéra de Paris (avec La Esmeralda de Louis Bertin un demi-siècle auparavant) (1). Après Dante de Godard et Lancelot de Joncières, l’Opéra de Saint-Etienne aurait peut-être eu le courage de remonter cette œuvre, mais c’est outre-Rhin que le Palazzetto Bru Zane a trouvé une équipe prête à s’investir dans l’opération. Après Erfurt, qui remonta il y a quinze ans Messidor de Bruneau et Fernand Cortès de Spontini, voilà que Dortmund prend la défense des opéras français oubliés. Frédégonde de Guiraud, qu’y a mis en scène Marie-Eve Signeyrole en novembre 2021, avait été salué par Opernwelt « redécouverte de l’année », et l’on serait tenté d’en dire autant pour La Montagne noire, qui devrait valoir au Theater Dortmund une nouvelle moissons de lauriers.
 

Anna Sohn (Héléna), Alisa Kolosova (Dora); Opernchor Theater Dortmund © Björn Hickmann 

L’opéra se révèle en effet tout à fait viable, même si le quatrième acte n’ajoute pas grand-chose à une action qui aurait pu s’arrêter à la fin du troisième. Dans la partition, les chœurs guerriers sont ce qui relèvent le plus d’une esthétique IIIe République qui nous touche moins, mais tout ce qui accompagne l’intrigue amoureuse appartient à la meilleure veine d’Augusta Holmès, où elle se montre l’égale de Massenet par son expressivité et par la sensualité des lignes mélodiques. Le chef Motonori Kobayashi, déjà aux commandes du Dortmunder Philharmoniker pour Frédégonde, dirige l’œuvre avec conviction et vigueur, sans en masquer les moments un peu « pompiers ». Les mots de patrie et d’honneur reviennent régulièrement dans le livret, divisé en deux fils principaux : d’une part, la guerre entre les Monténégrins et les Turcs, avec l’amitié fraternelle jurée par deux combattants ; d’autre part, l’amour que l’esclave turque Yamina inspire au chrétien Mirko, qui abandonne pour elle son village, sa mère sa fiancée.
 

Aude Extrémo (Yamina), Sergey Radchenko (Mirko), Opernchot Theater Dortmund  © Björn Hickmann

Très classique dans l’ensemble, la mise en scène d’Emily Hehl est néanmoins émaillée de quelques mauvaises idées dont on aurait avantageusement pu se passer : une joueuse de guzla apparaît avant le lever du rideau pour interpréter une chant traditionnel, et ne quitte pratiquement plus le plateau par la suite, alors qu’elle n’a strictement rien à y faire ; au premier acte, une sorte de rideau de douche fixé au décor laisse craindre le pire, mais le serment de Blutbrudershaft entre les deux principaux personnages masculins ne s’accompagne heureusement pas de grandes giclées d’hémoglobine ; quelques détails délibérément anachroniques indiquent sans doute que le spectacle n’est pas dupe de l’exotisme (si la forme des costumes, avec fustanelle pour les messieurs, renvoie aux tenues traditionnelles de Balkans, les motifs colorés en sont empruntés à des univers tout autres).
 

Sergey Radchenko (Mirko) & Aude Extrémo (Yamina) © Björn Hickmann

Fait assez remarquable, le Theater Dortmund peut compter sur les artistes de sa troupe pour incarner presque tous les protagonistes, avec un profil vocal mieux qu’adéquat, une puissance sonore remarquable et une présence scénique indéniable. Seul le français s’avère par moments problématique, surtout dans les premières minutes du spectacle, mais l’oreille s’habitue et reconnaît un effort louable d’articulation. Quelques-uns des solistes étaient déjà présents dans Frédégonde : le baryton Mandla Mndebele, originaire d’Afrique du Sud, confère à Aslar une belle prestance et un timbre d’une solidité à toute épreuve, tandis que la Coréenne Anna Sohn, Brunhilda en 2021, est une Héléna touchante ; décidément abonné aux pontifes, la basse Denis Velev, évêque dans Frédégonde, est cette fois un pope à la voix grave à souhait, mais parfois un peu engorgée. On est impressionné par la force que déploie la mezzo Alisa Kolosova dans le rôle relativement bref de Dara, la mère du héros, et par l’étoffe somptueuse du ténor Sergey Radchenko.
Mais la distribution est bien sûr dominée par la prestation stupéfiante d’Aude Extrémo (photo), qui manifeste une aisance souveraine dans son rôle de séductrice féroce, dardant des aigus sans effort apparent tout en déployant dans le grave toutes les ressources de son timbre rare. Pour elle, et pour Augusta Holmès, on espère que cette prise de rôle débouchera sur un enregistrement.

Laurent Bury
 

(1) Retrouvez le compte-rendu de la création de la Montagne noire par Colette dans La Cocarde du 10 février 1895 : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-79-quand-colette-rend-compte-de-la-montagne-noire-daugusta
 
Augusta Holmès : La Montagne noire – Allemagne, Theater Dortmund, 13 janvier ; prochaines représentations les 19, 24 janvier, 17 février, 11 avril & 10 mai 2024 // bru-zane.com/fr/evento/la-montagne-noire/#
 
Photo © Björn Hickmann

Partager par emailImprimer

Derniers articles