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La Reine Morte par le Ballet du Capitole de Toulouse - Beauté glaçante - Compte-rendu

Rares sont  aujourd’hui les grands ballets narratifs, capables de se dérouler sur une seule soirée en restant fidèle à une trame. Kader Belarbi l’ose, et y réussit fort bien. De lui, dans cette veine, on a vu la Belle et la Bête, on a surtout adoré sa relecture du Corsaire. Voici qu’il reprend cette Reine Morte, créée en 2011 pour le Ballet du Capitole: elle y plut tant qu’il fut alors nommé directeur de la compagnie, qu’il fréquentait déjà beaucoup. Et légèrement remanié, le ballet qui parut à ses débuts souffrir d’une certaine froideur, a pris de l’épaisseur, du potentiel émotionnel, sans parler de ses indéniables qualités plastiques.
 
Ce qu’on apprécie particulièrement chez Belarbi, qui porta sur ses épaules les plus beaux rôles classiques à l’Opéra, c’est la fidélité qu’il garde à la tradition qui l’a façonné, tout en trouvant subtilement le moyen de lui donner des forces nouvelles. Même si son œil noir brille avec malice, Belarbi a toujours gardé cette image de beau ténébreux qui le fit marquer des rôles comme Abderram dans Raymonda et de nombreux ballets de Roland Petit et Mats Ek. Il a le drame dans le sang, et le goût du romantisme sombre. Pour l’Opéra de Paris, on se souvient de son beau Hurlevent, sinistre à souhait.
 
Sa Reine morte lui va comme un gant : une histoire terrible, des passions exacerbées, la haine, l’amour fou, la folie du pouvoir, la mort. Fasciné par le verbe de Montherlant, Belarbi a su substituer au choc des mots la force d’images inoubliables, celle d’Inès de Castro juchée morte sur le trône royal, nimbée de son immense voile mortuaire, au lieu de voile nuptial. Oppressante aussi la vision du roi momifié par les passions contraires qui broient son corps et son esprit fatigués : perché sur son trône d’observation, il semble un vieil oiseau de proie. L’opposition des scènes figées où tout se joue dans la menace et la pression, et la virevoltante grâce, le lyrisme effréné des pas de deux amoureux, qui abondent en portés aériens, crée un effet de choc qui tient le spectateur en haleine.
 
On apprécie d’autant que le chorégraphe ait su les couler dans le moule traditionnel : divertissements de cour, avec bouffons, comme dans le Lac des Cygnes, rêve et apparitions comme dans la Bayadère ou Don Quichotte, mariage secret comme dans Roméo et Juliette, auquel ce ballet fait particulièrement penser, par l’amour éperdu du jeune couple. Avec un choix de couleurs particulièrement raffiné et expressif, qui ne procède pas du hasard esthétique mais du désir de Belarbi de couler son ballet dans une palette de bronze et d’or, pour mieux encore en orfévrer la cruauté.
 
Et il a la chance de pouvoir puiser dans un vivier d’interprètes ardents, aux formidables possibilités techniques. Le contraste offert par l’énergie brûlante de son Don Pedro, incarné par Davit Galstyan, le formidable arménien aux cuisses d’acier et aux bonds d’éclair, lancé dans une danse large dont la France a un peu perdu l’habitude, avec la grâce poignante, la finesse et le tracé sans cassure de Maria Gutierrez, qui danse comme elle respire, avec une évidence rare, est un moment de vibrante émotion. Gutierrez est vraiment une ballerine unique, qui n’est pas sans rappeler Monique Loudières ou Elisabeth Maurin, Quelle Sylphide elle est, quelle Manon elle ferait, quelle Juliette ! Elle donne à rêver. Les autres interprètes sont eux aussi habités, que ce soient le roi, impressionnant Valerio Mangianti, l’infante, Juliette Thélin, caparaçonnée d’or des Amériques, et les tourbillonnants bouffons, avec notamment l’irrésistible Takafumi Watanabé. Avec des décors intelligents de Bruno de Lavenère et des costumes d’Olivier Bériot qui parlent et explicitent les intentions du chorégraphe sans s’imposer exagérément, sauf pour l’infante. 
 
Le Ballet du Capitole a de la chance qu’on lui donne autant à danser et de si belle facture. Il a maintenant à son actif un répertoire riche et varié, que nombre de compagnies peuvent lui envier. La chance aussi d’être accompagné par l’Orchestre du Capitole, qui pour la Reine Morte nous régale d’un véritable festival Tchaïkovski, dont Belarbi a choisi plusieurs pièces pour porter son ballet. On se doute que Sokhiev l’a habitué aux musiques russes, et le chef Koen Koessels, qui dirige désormais le prestigieux Ballet de Covent Garden, n’a pas démérité. Cela efface un peu la déception ressentie musicalement lors de la dernière création de John Neumeier à l’Opéra de Paris, où la perception subtile que le chorégraphe a de Mahler a dû souffrir de la battue brutale du chef Patrick Lange et de la fruste vaillance des solistes frétés, qui enlevaient toute poésie à la sinueuse ligne mélodique du Chant de la Terre. Mais ceci est une autre histoire.
 
Jacqueline Thuilleux
 
La Reine Morte (chor. Kader Belarbi) -Toulouse, Théâtre du Capitole, le 26 février 2015 / Spectacle disponible sur Culture Box à partir du 5 mars

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