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La Tragédie Lyrique, gazette d’un règne – Chapitre 2 : Thésée, Atys, Isis ; la Trilogie Montespan

Le 15 janvier 1675, à Saint - Germain en Laye, l’une des résidences, avec Fontainebleau, de l’itinérance artistique de Louis, roi faiseur de fastes, on donne Thésée. La Cour prend place dans le théâtre éphémère qu’a édifié Carlo Vigarini au cœur de la salle de bal du château. À cette date, la vraie reine de France s’appelle Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, marquise de Montespan. Elle règne sur la cour et sur le goût. Elle tient en haute estime Lully, parce qu’il est indispensable au roi, et un peu moins Quinault auquel elle préférerait, comme librettiste, ses protégés Boileau, Racine ou La Fontaine.
 

Portrait de la Marquise de Montespan (1640-1707) (1) 
Joseph Werner (vers 1637-1710)
Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV 
© EPV/ RMNGP/ Christophe Fouin

Dangereuse Médée
 
Durant le Prologue, c’est madame de Montespan qui est à lire sous la figure de Vénus. Elle enchaîne Mars, le roi, dans les plaisirs.  Dans la vraie vie, la Montespan détruit les carrières, ou les favorise, comme celle de Françoise d’Aubigné, gouvernante de ses enfants illégitimes. En 1675, Louis XIV vient de conquérir cette demoiselle effacée. La royale saillie, dont aucun bosquet n’a pu longtemps étouffer l’écho, provoque la fureur de la fière Athénaïs. Sa jalousie est si hautement publiée que le roi, excédé, lui retournera sa causticité. Madame de Montespan qualifie-t-elle sa gouvernante de « madame de maintenant » ? Voici cette dernière publiquement titrée « madame de Maintenon ». Pour madame de Montespan, auditrice de Médée, rien n’est cependant perdu.
 
Ce chapitre du roman de la Cour est contemporain de Thésée. L’opéra livre l‘état des lieux, sous le couvert du mythe, des royales amours. Troisième tragédie lyrique du tandem Lully, elle est mal titrée. Médée était plus approprié car c’est bien elle, la sorcière en mal d’amour, le moyeu de l’œuvre. Le livret, lu et relu par un souverain dont on sait qu’il suivait vers à vers la gestation de chaque tragédie lyrique, dessine un personnage cruel mais aimé, attachant, et dont on ne saurait faire l’économie. Médée est une anamorphose d’Athénaïs de même que la pieuse Aeglé qui subit et soupire évoque Françoise de Maintenon. Mais Aeglé n’a point ces fureurs de lionne qu’affectionne la libido royale. Médée reste aussi indispensable à la tragédie que la Montespan l’est aux plaisirs du roi.
 
L’histoire, telle que traitée par Quinault, se déroule à Athènes où la magicienne s’est réfugiée après une longue errance. Églée, père de Thésée, a promis à la magicienne de l’épouser si celle-ci le délivre de sa stérilité. Médée épouse le roi, lui donne un fils et cherche à éliminer Thésée, fils du premier lit. Elle deviendra une lionne capable de tuer par vengeance. Le beau vers de l’acte III scène 3, Vous aimez donc Thésée ? Ah ! n’en rougissez pas il n’est trop digne qu’on l’aime, évoque autant Phèdre feignant de haïr Hippolyte que la litote amoureuse du Cid : « Va, je ne te hais point ». C’est le nœud tragique de Thésée. Médée n’y est plus une sorcière sauvageonne, mais une amante passionnée conduite aux pires extrémités par des hommes peu dignes d’estime. Femme de l’ombre aux pouvoirs inouïs, Médée est dans Athènes l’épouse d’un roi faible et volage, version vieillissante et impuissante du Jason de jadis. Mais elle concentre en ses mains le pouvoir politique. La Médée de Lully connaît les filtres et parle aux Enfers.
 
Les sorcières selon Lully ne sont pas d’un bloc : elles sont à l’image des femmes du temps. La gazette lyrique en offre de singuliers reflets. Pour ce siècle mâle et galant, la femme au fort tempérament ne cesse pourtant d’inquiéter. Faire entrer la magie à l’opéra ce n’est pas uniquement se donner le loisir du merveilleux et des enchantements, s’offrir les cris et les applaudissements du public. C’est aussi, volontairement ou pas, envisager la femme sous un jour énigmatique, laisser parler sa peur de mâle devant la puissance femelle. Jusqu’où un tel tempérament peut-il aller ? Le public, qui applaudit à tout rompre, attend la réponse.
 

Le Sommeil d'Atys © Pierre Grosbois
 
Les pavots d’Atys

 
En 1676 se lève la première bourrasque de l’affaire des Poisons. On a retrouvé dans un couvent de Liège Marie - Madeleine Dreux d’Aubray, marquise de Brinvilliers. Son procès et les enquêtes vont révéler des scandales qui éclaboussent jusqu’au plus haut de la cour. Avant d’être décapitée puis brûlée, la Brinvilliers aurait donné des noms. Les rumeurs accusent les clans rivaux de Colbert et de Louvois d’avoir chacun usé de la « poudre de succession ». Quant au roi, il a de récurrentes céphalées dès qu’il quitte sa maîtresse ?  À son propos, on évoque messes noires et filtres, un art évidemment appris auprès des Italiens, comme Lully. Le surintendant se trouve lui-même englué dans une sordide affaire de poisons, dite l’affaire Guichard, où racontars et libelles salissent les réputations. Moteur premier, l’avidité sans borne qu’excite le juteux privilège des opéras dans le royaume.
 
Atys est une nouvelle création pour Saint-Germain en Laye. Le site aussi construit l’œuvre. À l’orée de forêts giboyeuses, le château d’alors descendait vers la Seine par terrasses, paliers et rampes. Saint-Germain est une demeure dédiée à la nature et à l’eau, située dans la clairière, la « laye ». Atys s’en ressent, avec ses fleuves et ses vers liquides où l’amour qui tombe goutte à goutte perce le plus dur rocher. Le 12 janvier 1676, lorsque la machinerie de la Salle des ballets se met en branle au cœur du château - vieux, la nature et les jardins figurent au cœur du spectacle. Carlo Vigarani fait paraître un palais, ses bosquets et ses grottes, vouées depuis Henri IV aux magies hydrauliques. Eaux et nuages envahissent les Songes. On a pour cela dépensé sans compter : 102 909 livres et 14 sols. Le prix de plusieurs galères. Et que de monde sur la scène ! Cent interprètes, cinquante voix, quarante danseurs et de nouvelles recrues dans l’orchestre du célèbre Sommeil : Marin Marais, D’Anglebert, la lignée de flûtistes Hotteterre. Madame de Sévigné peut justement écrire : « la symphonie est toute de basses et de tons si assoupissants qu’on admire Baptiste sur de nouveaux frais » (lettre du 6 mai 1676). La Cour donne le ton. On accourt de Paris par de mauvais chemins assister aux représentations données les lundi, mercredi et vendredi.
 
Tout est contraste dans Atys. Solitude amoureuse / cour omniprésente. Moire/ argent. Marbre/fluidité. Noir/lumières. Atys appartient au Lully le plus singulier. C’est un opéra sans fastes, mais d’un tragique unique dans toute sa production. La danse y est comptée, la pompe oubliée, les tempêtes absentes et les Enfers expédiés. Les divertissements ricanent, l’angoisse innerve la trame tendue vers l’inexorable. Le continuo, presque japonais dans son abstraction, nimbe d’ombres la phrase chantée. Une imposante déploration clôt l’œuvre.
Atys est un opéra du discours, fait d’échanges textuels à défaut d’étreintes. Les déclarations amoureuses s’y interrompent à bout de doigts. On ne s’y touche pas, on se contente de danser avec les mots. Cette retenue, virginale, empêchée, concentrée jusqu’à l’essentiel, forge le tragique comme les roches le diamant.
Parlons plutôt d’ambre. Le reliquat de la résine des conifères sied bien au prêtre de Cybèle transformé en pin. Les couleurs de la partition évoquent les verts discrets de l’arbre. Ombreux au soleil. Filigranés au couchant. Encensoirs aux senteurs entêtantes, une fois la nuit levée. La langue de Quinault, son épure discrète, sa poésie où le mot se reflète, Cybèle/si belle, emprisonne le personnage comme la résine piège l’insecte.
Atys et Sangaride (m.e.s. Jean-Marie Villégier)  © Pierre Grosbois
 
C’est un sublimé de tragédie que le librettiste invente à partir de peu : le court récit d’Ovide au quatrième livre de ses Fastes ; la transformation d’Atys en pin n’apparaissant que dans Les Métamorphoses. À partir de ces fragments antiques, il conçoit une intrigue à trois. Deux femmes, un homme : Cybèle, son prêtre Atys, la nymphe Sangaride, La déesse aime un homme lui-même épris d’une jeune fille promise à un roi. Cybèle réclame tout d’Atys : la préférence, la fidélité, la chasteté. Son corps doit rester interdit à tout autre qu’elle. Atys ne peut aimer à la fois Sangaride et Cybèle. Mais l’on ne refuse pas l’amour d’une déesse. Rompre ses vœux poussera le prêtre à la folie meurtrière. Halluciné par Cybèle jalouse, il tuera Sangaride. Aucune gratuité dans ce choix. Sous l’habit du divertissement aulique, librettiste et compositeur tendent bien à la Cour son reflet.
 
Atys est une œuvre à clé : il faut voir Louis XIV dans le héros éponyme. Sangaride est madame de Maintenon, Cybèle madame de Montespan, la favorite encore respectée mais déjà délaissée. Et autour de l’homme – roi qui est aussi prêtre, cet oint du Seigneur dont Dieu a fait choix, les luttes ont la férocité des légendes archaïques. Atys est un opéra de la toute puissance et de la peur. Il se joue dans l’antichambre de l’immortalité, auprès de la déesse première, la plus puissante, la plus crainte. Cybèle est archaïque, orientale, phénicienne. Presque une déesse mère. Plus proche des cèdres de Gilgamesh que des nuées de Zeus. Cybèle règne sur cette tragédie féminine qui voit Sangaride vendue par les courtisans avec une politesse dont la violence cynique n’est pas sans évoquer le Couronnement de Poppée.
 
La femme est dangereuse. Son trop de pouvoir tue le principe masculin. Elle l’émascule, comme s’émasculera le malheureux Atys après son crime. Semence sacrifiée métamorphosée en résine. Voilà une intrigue extrême pour une année déconcertante. On avait connu le grand soleil de Louis, soudain ce sont les terreurs de la sorcellerie qui obscurcissent l’astre du jour. Atys transpire cette sombre inquiétude. Il n’en reste pas moins l’opéra favori du roi et de madame de Maintenon. Son triomphe, à l’instar de Thésée,  est durable. Atys sera repris à la cour et à Paris en 1677, 1678, 1682, 1690, 1699, 1708, 1709, 1725, 1726, 1738, 1740, 1747, 1753. Et il s’exportera ; à Marseille en 1688, à Lyon et Rennes en 1689, à Rouen en 1692, à Bruxelles en 1695. Londres, Amsterdam, Hanovre vont suivre …
 
© DR
 
Isis, piège courtisan
 
En 1677, Isis (2), cinquième tragédie en musique, va-t-elle apporter un peu de légèreté ? Cybèle, Médée, Junon, sont des femmes fortes, mais Jupiter règne, et il tonne. Le prologue d’Isis, toutes trompettes levées, beugle à la terre le triomphe national. En pleine guerre avec la Hollande, la page de titre de la gazette lyrique se complimente de récentes victoires marines. Pour ce troisième ouvrage destiné à Saint-Germain en Laye, le roi, Quinault et Lully puisent à nouveau dans les Métamorphoses du fantastique Ovide. Voici les mésaventures, en forme de tour du monde, de la nymphe Io poursuivie par les assiduités de Jupiter. Cachée au sein d’une nuée, soustraite à l’œil de Junon, ses déboires sont ceux d’une femme livrée à la sauvagerie du désir masculin sous l’œil de Junon qui protège l’innocente autant qu’elle la malmène. La légende raconte Io transformée en génisse assaillie par des taons. Quinault l’élève du fumier à l’autel ; devenue Isis, elle ira se réjouir sur les bords du Nil.
 
Au contraire du sombre Atys, Isis est une œuvre de coquineries et séductions. Elle accumule les joutes entre les couples. Au mitan de l’acte III, les mésaventures de Pan et Syrinx, théâtre dans le théâtre, sont le prétexte à une étonnante ode à la liberté. Œuvre lumineuse, généreuse, elle chante le désir insatiable de Jupiter, lequel cascade sur Mercure, Iris, Junon et leurs suites. À ce jeu de la feinte, du médire et de la méprise, thèmes amoureux qui tissent Isis, Quinault va se brûler.
 
Car il fallait quelque inconscience à Quinault et Lully, ou alors beaucoup de royale rouerie, pour entériner le sujet de cette énième conquête de Jupiter sabre au clair. L’opéra gazette atteint cette fois des sommets. La Cour bruit des féroces intrigues auxquelles se livrent Madame de Ludre et Mademoiselle de Coëtlogon pour atteindre la couche royale, sous l’œil implacable de Madame de Montespan. Quinault les a nommées Io, Junon, Iris, Hébé…  À la cour, rien ne transparaît, mais tout est transparent à qui sait faire rire, en lâchant le trait d’esprit qui fait mouche et, par ricochet, éjectera le rival de l’échiquier.
 
Jean Berain père : "Trembleur" des peuples des climats glacés de l'opéra Isis, Réserve Edmond de Rothschild, Département des arts graphiques © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais - Photo M. Beck-Coppola
 
Les répétitions d’Isis à Saint-Germain en Laye débutent le 19 novembre 1676. Quinault fait une lecture publique du livret le 23 décembre. On complimente la beauté des vers. À la création, le succès est cependant mitigé. Quinault, loué durant sa présentation textuelle, est, au rendu, critiqué pour son manque d’action. Mais c’est durant l’été 1677 que va éclater l’affaire Isis. Suite au demi-succès de Saint-Germain en Laye, Lully a attendu quelques mois avant de la programmer à Paris où elle vient remplacer Thésée. Des perfides ont établi des parallèles entre Io et Junon, entre la petite mademoiselle de Ludres et la Montespan aux abois. Dans le livret, la reine, la vraie, Marie-Thérèse d’Autriche, n’est pas de la fête, à moins que ce ne soit cette narquoise Iris qui s’acoquine avec Mercure, le maître des métamorphoses selon le gré de Jupiter… La gazette s’amuse. Si l’on lit Louis en Jupiter, qui donc est sa Junon ? À l’Académie Royale, le public se gausse ouvertement de la Montespan venue assister à une représentation estivale. Quinault est alors sommé de prendre le large pour échapper à la bastonnade dont le menace la favorite. La pension du poète est aussitôt suspendue.
 
Madame de Montespan s’en réjouit, elle qui lui préférait La Fontaine. Avec sa sœur madame de Thianges, ces deux mélomanes n’ont eu de cesse d’intriguer pour placer l’auteur des Fables auprès de Lully. Isis vient de leur fournir un prétexte rêvé. De son côté, l’impresario Lully fait vendre les parties imprimées du nouvel opéra à l’entrée de son Académie parisienne. La musique et les airs courent bientôt les salons de province. En vertu du Privilège, l’ouvrage est donné dans les Académies d’opéra de Lyon, Marseille, Dijon, Strasbourg. L’année de sa création, Isis est même jouée à Amsterdam. Avec ou sans prologue, on l’entendra également à Ratisbonne et Ansbach. C’est l’extension du domaine versaillais à travers l’Europe…
 
Vincent Borel
La Tragédie lyrique, gazette d’un règne – Chapitre 1 : L’Opéra selon Lully XIV
 www.concertclassic.com/article/la-tragedie-lyrique-gazette-dun-regne-chapitre-1-lopera-selon-lully-xiv
 

(1) Achetée en 2015, cette petite oeuvre évoque bien la personnalité brillantede Françoise-Athénaïs de Rochechouart-Mortemart, marquise de Montespan, maîtresse de Louis XIV auquel elle donna six enfants.C’est pour elle qu’il fit bâtir le Trianon de porcelaine, qui ne dura quele temps de leurs amours. Compromise dans l’affaire des Poisons, elle fut supplantée par la marquise de Maintenon, et le château fut reconstruit en 1687.

(2) Isis, dont Christophe Rousset vient de signer un très bel enregistrement, avec Eve-Maud Hubeaux, Bénédicte Tauran, Ambroisine Bré, Cyril Auvity, etc (2CD Aparté / AP 216) et qu’il dirigera en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées, avec la même distribution, le 6 décembre www.theatrechampselysees.fr/la-saison/opera-en-concert-et-oratorio/isis, puis à l'Opéra Royal de Versailles le 10 décembre 2019 www.chateauversailles-spectacles.fr/programmation/lully-isis_e2172

Photo (Cybèle et Atys, m.e.s. Jean-Marie Villégier) © Pierre Grosbois
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