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La Tragédie Lyrique, gazette d’un règne – Chapitre 3 : De Bellérophon à Phaéton, visages du monarque
Lully, en 1678, se trouve bien démuni. L’innocente Isis, transformée en sextape par de venimeux courtisans, a fait chuter Quinault. Il avait trouvé en l’ancien avocat un parfait librettiste, économe en mots, sachant se plier aux exigences du récitatif et troussant mieux que tout autre les refrains, les timbres et les couplets amoureux. Dès lors, vers qui se tourner ? La Montespan aimerait lui imposer La Fontaine, pourtant ce n’est pas à l’auteur des Fables que le Surintendant va faire appel, mais à Thomas Corneille, le frère de Pierre, qui bénéficie de la puissance de son clan normand et d’une élastique politesse. Ce même Thomas sera, en 1693, l’inspiré librettiste de la Médée de Charpentier. Lully a pu apprécier ses talents dans Circé (1675), tragédie à machines, musique et ballets également signée Charpentier. Un joli succès bien dans l’air du temps, Circé appartenant à cette lignée de dangereuses magiciennes, telles Cybèle et Médée. Décidément, les Poisons auront beaucoup inspiré les années 1670…
Bellérophon, le pacificateur
Le sujet de Bellérophon est tout autre. L’attention se porte cette fois sur un héros masculin. Bellérophon est un chevalier corinthien, vainqueur des Amazones, adoré par le peuple de Lycie, une riche province située au sud-est de l’actuelle Turquie et que le héros a délivré de la Chimère. Le choix du sujet, inspiré par le roi, suit un chemin officiel très balisé. Il est soumis à la Petite Académie des Médailles et Inscriptions qui examine le sujet, les actes, les divertissements et les scènes. Elle veille à célébrer la personne du roi et les circonstances du règne par des allusions fines et autorisées. Ce cénacle restreint est en liaison direct avec Colbert. Au fur et à mesure que le librettiste progresse dans sa rédaction, il en réfère au roi, qui prend bien soin de savoir si les vers ont aussi reçu l’aval de sa Petite Académie. Ce n’est qu’après cette double lecture que Lully peut travailler, avec les réserves et les corrections que réclament la mélodie et l’harmonie. Le librettiste et le compositeur disposent cependant de plus de latitude en ce qui concerne les vers galants. D’une moindre portée politique, ce sont eux qui assurent la vraie popularité de l’opéra car ils sont ce que le public chante, feuillets à la main.
Bellérophon - Grand Sacrificateur (Bérain) ©RNM
Bellérophon est créé à point nommé pour glorifier un Louis XIV qui vient de prendre Gand et Ypres. Le traité de Nimègue est signé en février 1679, quelques jours après la création de l’opéra à l’Académie Royale (31 janvier). L’œuvre s’achève par l’union de Bellérophon et de Philonoé. Pour les contemporains, c’est une claire allusion au mariage princier entre Marie-Louise d’Orléans et le roi d’Espagne Charles II. À cette occasion on reprit Bellérophon en août 1679.
La gazette lyrique tourne ici à plein régime. Le public du temps pouvait ainsi voir dans la Chimère une allégorie des Réformés que Louis XIV opprimait d’un nombre croissant d’édits vexatoires. Ce combat contre la Réforme culminera en 1686 avec la Révocation de l’Édit de Nantes, néfaste décision qui allait priver la France des forces vives de son économie et de son industrie, offrant par ricochet aux petits royaumes allemands, ainsi qu’à la Russie, un immense vivier de talents. Dans le livret, le magicien Amisodar rappelait aussi aux contemporains l’Affaire des Poisons, de retour sur la scène médiatique avec l’arrestation de la Voisin. Dernière occurrence de l’actualité dans ces fastes lyriques, Bellérophon, maître de Pégase et symbole de la cavalerie, coïncidait avec l’édification des Écuries de Versailles. Bellérophon va tenir l’affiche neuf mois et s’exporter avec succès en 1682 à Lyon, à Avignon en 1688, à Bruxelles en 1707, puis encore joué en 1718, 1728, 1745...
Proserpine - Frontispice en couleur par Bérain © DR
Proserpine, le renouveau de la cour galante et le retour de Quinault
En 1680 Bellérophon partage l’affiche avec une nouvelle tragédie lyrique, Proserpine. Elle marque le retour de la féminité… et de Quinault, dont la disgrâce aura été de courte durée. Lully est soulagé de retrouver ce librettiste taillé à sa mesure. Car à la Cour, le Surintendant, louvoyant entre les caprices des favorites, peut compter sur le Dauphin mais aussi sur une nouvelle génération qui adore sa musique. Ce sont des bâtards légitimés du roi, tel le comte de Vermandois, ou bien des rejetons plus officiels dont chacun a sa loge à l’Académie royale de Paris.
Philippe Quinault, gravure de Gérard Edelinck © BnF / Gallica.fr
C’est à eux que le surintendant destine, en 1681, le ballet du Triomphe de l’amour. Cette parenthèse musicale entre deux tragédies va avoir une influence capitale sur l’histoire de l’opéra français. Composée pour célébrer les noces du Dauphin et de la Dauphine, Marie-Anne de Bavière, les rôles en furent, à la Cour, tenus par rien moins que mademoiselle de Blois, bâtarde du roi et de La Vallière, par mademoiselle de Nantes, issue de la Montespan, par les marquis de Richelieu et de Mimeuvre, les princes de Vendôme et de la Roche-sur-Yon, par le comte de Tallard, les marquis de Courtanvaux et de Sauvré, fils de Louvois. Après avoir été dansé dix-sept fois en présence du roi, l’opéra-ballet ainsi pourvu de tous ses illustres, devait ensuite paraître sur la scène publique de l’Académie Royale.
Le tout Paris, qui s’était arraché les places pour voir virevolter les jambes les plus titrées du royaume, en sera pour ses frais. Le roi a changé. Cette fois, il s'émeut de voir les siens vendus en pâture à la gueusaille. Interdiction leur est donc faite de danser ailleurs qu'à la Cour. Cette royale décision précipite la naissance du corps de ballet de l’opéra dont le finaud directeur remplace les illustres par des professionnel(le)s : la Leclerc, la Subligny, la Fontaine. Ce sont les premières danseuses étoiles. À cette époque, Lully s’éloigne aussi de Vigarani pour lui préférer Jean Berain, lequel signera désormais décors et costumes.
Proserpine est une parenthèse dans l’évolution de Lully. L’œuvre est à rapprocher d’Isis tant le compositeur y pratique la « musique pure ». Tout devient prétexte à chanter et jouer. Aujourd’hui jamais donnée, Proserpine est pourtant une orgie d’inventions culminant dans un final où les divinités (les musiciens) se voient convier sur scène à jouer de leurs instruments. Les machineries, avec une foule de personnages surgissant des cintres ou du sol, enthousiasmèrent le public. Quant au chœur, il s’y taille une place de choix, dans les scènes infernales comme dans les scènes de triomphe. Avec Proserpine le politique s’efface devant la pure jouissance de l’invention musicale.
Persée - Décor pour l'Acte V, scène dernière, par Bérain © Archives nationales
Persée, vainqueur de la méduse
L’année 1682 marque l’arrivée définitive de Louis et de sa Cour à Versailles. Quinault inscrit l’événement dans les paroles du Prologue : la Vertu veut choisir ce séjour pour retraite. Ce divertissement avant l’action a ici valeur de manifeste esthétique. Le décor choisi est agreste et champêtre. Profitant des belles journées de juillet 1682, l’opéra naît dans les fleurs et la magnificence. On voit surgir bosquets, fontaines, statues, pergolas dorées, topiaires et parterres fleuris. Ce sont les Jardins du royal château qui sont à l’honneur.
Persée se veut à l’image d’un règne qui connaît alors son climax. Louis XIV, devenu l’arbitre de l’Europe, a accueilli avec enthousiasme le choix du sujet. Méduse et ses deux Gorgones figurent cette Triple Alliance formée par les Provinces Unies, la Suède et l’Empereur, en lutte avec la France. Louis, depuis le traité de Nimègue, les tient en respect. Le monstre menaçant de dévorer Andromède, c’est la perfide Espagne qui a rejoint les triples ennemis surgis au nord et à l’est. Mais Louis - Persée, suivant la mythologie, est le fils de Jupiter ; il est protégé par Pluton, conseillé par Minerve, armé par Mercure. Ainsi secondé, tout ne peut que lui réussir. L’année 1682 a également vu la victoire française en Flandres, la capitulation de Strasbourg et de notables avancées aux colonies. Le Mississipi ne vient-il pas d’être rebaptisé Fleuve Colbert ? Là-bas, les partitions profanes de Lully, transcrites en motets et antiennes, sont même chantées par les religieuses de la Nouvelle-Orléans.
Dans Persée, Louis n’apparaît pourtant qu’en filigrane. Le héros tueur de monstres est celui dont on parle, dont on réclame l’aide, mais ses interventions sont rares. Tel un dieu, il est celui qui peut tout, l’ordonnateur des joies comme des châtiments. Si la présence vocale du héros est parcimonieuse, Lully se montre en revanche très inspiré par les échanges entre ses héroïnes, Andromède, Mérope et Cassiope, ce « beau sexe » sans lesquel la Cour ne saurait être celle de Louis XIV…
Vol de Phaéton (machine) © Archives nationales
Phaéton, grandeur et menaces
Phaéton marque d’une manière extraordinairement symbolique ce zénith de Lully auprès du Roi Soleil. L’œuvre est créée dans la Salle des Manèges le 6 janvier 1683. À Versailles, la Cour a encore licence de se produire sur scène. La Dauphine, qui a accouché du duc de Bourgogne, rassurant le monarque sur la destinée de la couronne, y danse avec la princesse de Conti. Phaéton semble aussi parler de Lully. Le Surintendant est parvenu au plus près du soleil. Il règne sur le goût du royaume. Sa gloire, bénie par Versailles, brille sur la Ville et hors des frontières. À Paris, son Académie est devenue le lieu de tous les rendez-vous, y compris les moins licites. Jusqu’où ira ce diable d’homme ?
Phaéton - décor Acte I par Bérain © Archives nationales
Phaéton est une œuvre morale. Le choix du personnage est une mise en garde contre les dérèglements de l’esprit humain : l’envie, la jalousie, l’orgueil et surtout cette présomption qui peut être aussi l’ennemie des plus grands rois. Louis, dans Phaéton, prend la figure de Jupiter qui met fin au désordre du monde. N’a-t-il apporté la paix à l’Europe, lui promettant un Âge d’or ? Mais qui donc est à lire sous les traits de Phaéton ? Le pape Innocent XI qui vient de condamner la Déclaration des Quatre Articles publiée en mars 1682 ? Guillaume III d’Orange, ce redoutable adversaire ? Ou les horripilants Réformés, voire les Turcs à nouveaux menaçants ? À moins qu’il ne s’agisse de la plèbe des courtisans ambitieux ?
Chacun put juger le foudroiement de Phaéton à l’aune de sa propre hubris, y compris ses créateurs. Tel le char du héros consumé d’orgueil, le succès de l’opéra est en effet interrompu par deux décès notoires. La reine Marie-Thérèse meurt le 30 juillet 1683, ce qui impose à la cour un long deuil interrompant les joies de l’opéra. Colbert décède à son tour le 6 septembre, ce dernier à ce point haï par les Parisiens qu’on l’enterre à la va-vite et de nuit. Sa disparition ôte à Lully l’un de ses plus grands appuis.
Au bien de l'univers ta perte est nécessaire ! Sers d'exemple aux audacieux. Tombe avec ton orgueil ! Trébuche, ô téméraire !
Trois décennies se sont écoulées depuis le Ballet de la nuit. À partir de Phaéton le règne de Louis XIV va amorcer un changement profond. Désormais sous la coupe morale de madame de Maintenon, secrètement épousée, le roi glisse vers le parti de la dévotion. Il va peu à peu abandonner les plaisirs de sa jeunesse… et l’ombre commencer à s’étendre sur le règne de Lully XIV.
Vincent Borel
(26/04/2020)
Rendez-vous le mois prochain pour le 4ème et dernier chapitre de la Gazette d'un règne
Retrouvez les chapitres 1 et 2 de "La Tragédie lyrique, gazette d'un règne" :
1) L'Opéra selon Lully XIV : www.concertclassic.com/article/la-tragedie-lyrique-gazette-dun-regne-chapitre-1-lopera-selon-lully-xiv
2) Thésée, Atys, Isis, la Trilogie Montespan : www.concertclassic.com/article/la-tragedie-lyrique-gazette-dun-regne-chapitre-2-thesee-atys-isis-la-trilogie-montespan
Concertclassic remercie le Centre de Musique Baroque de Versailles et Benoît Dratwicki pour leur contribution à l’iconographie de ce chapitre 3
Illustration : Proserpine, Pluton par Jean Bérain © RNM
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