Journal
La Ville morte de Korngold à Nantes - Pas du même monde – Compte-rendu
« Maintenant, elle lui ressemble tout à fait » commente Paul après avoir assassiné Marietta. Et soudain Karl Kraus semble avoir glissé sa plume chez Rodenbach, un des nombreux décalages repérables entre Bruges la morte et le livret qu’en tirèrent Julius et Erich Wolfgang Korngold pour leur Tote Stadt.
Ce dont Philipp Himmelmann prend acte : non seulement tout cela ne sera effectivement qu’un cauchemar - la nuit des morts vivants célébrée par la troupe de Robert le Diable au II exclut toute notion d’un onirisme sensuel au profit d’une lecture bien plus noire, acide, qui tombe parfaitement dans la musique - mais en plus la partition en six espaces de la scène, de cour à jardin, du sol aux cintres, interdit tout contact entre Paul et Marietta. Jamais l’illusion et le réel ne se rencontrent autrement que dans l’écriture musicale.
Cette mise à distance diffuse une ironie constante que le filage des trois actes sans entracte augmente. Non plus un opéra, mais un film, d’ailleurs Thomas Rosner resserre le tempo, le contraignant à l’action continue, effaçant les parenthèses réflexives. On y perd Vienne, on y gagne une Tote Stadt plus moderne qu’à l’accoutumée, resituée dans le contexte des années vingt commençantes, resserrée comme un opéra de Janáček (à ce tempo 2h10 de musique, en fait), pas si loin que cela des prémices du « Zeitoper ».
Adieu donc symbolisme religieux – d’ailleurs la procession du III n’existe plus que dans l’esprit de Paul, et Brigitta transformée en nonne au II fait plutôt songer à l’univers de Daniel Rops qu’à celui de Maurice Denis – bonjour Freud. C’est décidément bien vu, et la production allie sens pratique et efficacité. Mais les arrière-plans s’en sont échappés, ce que je ne parviens pas à regretter.
© Jef Rabillon
Bravo à une distribution qui ose tenir le pari de ne pas reprendre son souffle – et parfois sa voix. Daniel Kirch a accepté le challenge, redoutable pour Paul exposé par Korngold à des tessitures meurtrières et à une écriture aux intervalles traitres, on ne lui mégotera pas quelques aigus détimbrés d’autant que la ligne sostenuto a une consistance certaine dans un médium assis, celui d’un Siegmund. Maria Riccarda Wesseling donne à Brigitta une densité dramatique peu commune, comme fait le très excellent Allen Boxer à son Frank entre ironie et fureur. C’est bien vu, suprêmement chanté comme le Fritz de John Chest, gorgé d’harmoniques, à la ligne profonde, traçant l’émotion de son lied en styliste. Splendide Conte Albert de Rémy Mathieu, en deux mots, le personnage est là, voix d’or, jeu brillantissime.
Et Marietta ? Comme à Nancy, Helena Juntunen relève le défi d’une incarnation trash, osant la prostituée lascive, sacrifiant le glamour vocal pourtant irrésistible que Korngold lui destine au profit d’une incarnation quasiment monstrueuse. Bien vu et assorti au propos du metteur en scène, également parfaitement restitué par les figurants finement réglés durant le macabre divertissement de l’acte II.
Notez que, dès le mois prochain, la production de Philipp Himmelmann sera reprise à l'Opéra national de Lorraine, scène où elle fut créée en 2010.
Jean-Charles Hoffelé
Korngold : Die tote Stadt - Nantes, Théâtre Graslin, le 10 mars, prochaines représentations les 13, 15 et 17 mars 2015. www.angers-nantes-opera.com . Reprise à l'Opéra national de Lorraine les 21, 24, 26, 28 et 30 avril 2015 , www.opera-national-lorraine.fr
Photo © Jef Rabillon
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