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La Walkyrie selon Robert Carsen à Madrid – Inusitée – Compte-rendu
Quelle étrange Walkyrie que ce deuxième volet de la Tétralogie programmée par Joan Matabosch, directeur du Teatro Real de Madrid, qui reprend la mise en scène de Robert Carsen, inaugurée en 2000 à l’Opéra de Cologne, et pour laquelle Pablo Heras-Casado, principal chef invité de l’institution madrilène, aborde aux rivages sacrés des Wagner mythiques. Jusqu’alors, il s’était juste attaqué, victorieusement, au Vaisseau Fantôme, et avait initié l’an passé son contact avec le Ring pour, ici même un Or du Rhin (1), qui avait donné envie de poursuivre l’aventure, tant la tension y était palpable et la direction aussi fiévreuse qu’intelligente.
On sait combien est difficile la visualisation de cet univers totalement artificiel, dont certains choisissent de montrer le côté bourgeois de l’époque wagnérienne, d’autres la violence épique d’un sujet dément, d’autres enfin de le conceptualiser autour d’un axe esthétique ou philosophique. Carsen, lui, avec sa sobriété habituelle, avait décidé d’élaguer le détail visuel au profit de lignes architecturées, en insistant sur certains points névrotiques pour animer le déroulement du drame, car, on le sait, la gestique est moins son point fort que la structure des tableaux.
© Javier Del Real / Teatro Real
Ici, d’entrée de jeu, décor brutal et bien venu d’éléments de campement, de vagues caisses empilées qui évoquent fort les villes détruites après les bombardements, hordes de chasseurs noirs tenant leurs chiens, Sieglinde en jean de migrante. Puis salon raide façon Troisième Reich, avec une garde prétorienne entourant Wotan devant une cheminée qui ne donne pas chaud, enfin décor de cadavres au milieu desquels les Walkyries, en robes dadames de couleur aubergine, escarpins à barrettes et petits talons, courent gentiment comme des pensionnaires un peu émancipées. Rien qui empoigne et emporte vraiment l’adhésion, voire l’émotion, rien qui impressionne. Et surtout pas la scène finale où Wotan, après avoir hélé Loge, allume modestement un… briquet, tandis que la musique s’évertue à nous incendier. Avant qu’enfin, mais trop tard, une modeste rampe ne se mette à crépiter en fond de scène. Certes, il ne faut pas que l’image fasse redonder ce que suggère si fort la partition, mais la ridiculiser n’est pas non plus lui rendre justice. Personnages statiques, notamment dans la scène entre Wotan et Fricka et plus encore dans celle entre Wotan et Brünnhilde, adieux resserrés où la violence de la passion entre les deux protagonistes n’est perceptible que dans la musique et non dans leur jeu étale. On sait que les mises en scène se vident souvent de leur substance avec les années. Sans doute est-ce le cas pour celle-ci, qui n’a pas été vraiment repensée par son auteur.
Heureusement, il y a la splendeur musicale, qui là, n’a pas été égratignée car le plateau réuni était de grande qualité. Une fois de plus, on se dit en écoutant le Siegmund du volumineux Stuart Skelton, qu’il est difficile de faire mieux aujourd’hui : quel ténor wagnérien du moment atteint à cette clarté, cette puissance expressive, cette largeur monumentale sans que jamais la clarté de l’émission ou le velours de la voix ne soient endommagés. En alternance les madrilènes auront eu droit à Christopher Ventris, qui n’est pas le premier venu. Outre le Hunding de René Pape, comme toujours inégalable par son envergure glaciale ici plus que barbare, sinon par l’autre Hunding prévu, le bel Ain Anger. L’affrontement de ces deux gants de l’art vocal est un des temps forts du premier acte, plus que le duel mortel du second.
© Javier Del Real / Teatro Real
Prenante Sieglinde de Adrianne Pieczonka, mais qui n’atteint pas à l’envergure souhaitée dans ses accents du 3e acte, lorsque le Siegfried qu’elle porte en elle lui est annoncé, vigoureuse Brünnhilde de Ricarda Merbeth, aigus sans faille mais emportements trop dosés, très solide Wotan, qui n’émeut pas mais garde une ligne de chant souveraine, tandis que Daniela Sindram en Fricka, dans son tailleur strict, incarne l’idéale bourgeoise offensée, et glapit plus sèchement que glamoureusement. Mais il est certain qu’on ne peut pas déployer les mêmes gestes dramatiques en tenue d’executive woman qu’en grande tunique à manches larges, sans tomber dans le ridicule. A chaque vêture sa gestique, qui appuie ou dénature l’idée…
Reste enfin, et surtout, le rythme imposé par le chef, qui doit porter l’œuvre dans la complexité de ses longues scènes d’affrontement psychologique, outre ses fameuses cavalcades. Et, là Pablo Heras-Casado – à la tête de l’Orchestre Symphonique de Madrid – surprend par son option d’une sorte d’opéra de chambre, où les traits se filent longuement, presque doucement, engendrant, sauf bien évidemment dans les scènes d’ouverture, toutes marquées par des cadences palpitantes, une sorte de lyrisme poétique, d’échange intime. Dimension très troublante dans le deuxième acte, où l’esprit de finesse l’emporte sur la violence des conflits. On sait les qualités analytiques de ce chef formé à l’école boulézienne, qui ici, privilégie les subtilités d’écriture bien plus que la portée brûlante de l’histoire et en retire des moments d’une grande poésie avec un orchestre dont on a admiré la cohésion. Avec Heras-Casado, une pulsion, un rythme soutenu quand il le faut, mais aucun risque de grandiloquence. La raison appliquée à la déraison. L’enjeu, de taille, aurait sans doute été mieux servi par un jeu d’acteurs plus subtil. Car il permet de toucher à un autre essentiel, plus intéressant que prenant sans doute, mais assurément admirable.
Jacqueline Thuilleux
Wagner : La Walkyrie – Madrid, Teatro Real, 12 février 2020 : prochaines représentations les 18, 21, 23, 25, 28 février 2020 // www.teatroreal.es
Photo © Javier del Real / Teatro Real
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