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Lamenti e Sospiri par la Cappella Mediterranea aux Voix de Silvacane / Aix-en-Juin – Les pierres et la chair – Compte rendu
Lamenti e Sospiri par la Cappella Mediterranea aux Voix de Silvacane / Aix-en-Juin – Les pierres et la chair – Compte rendu
Pierres blanches cisterciennes, plus blanches et nues encore dans la lumière descendante d’un soir de juin caniculaire. Les couleurs et les ornements seront donc portés sur scène – au chœur, à l’abside, aux bas-côtés de l’église abbatiale de Silvacane, à La Roque d’Anthéron, une trentaine de kilomètres au nord d’Aix-en-Provence. Le mois prochain, ce seront dans la commune les pianos du fameux festival ; ce soir-là, c’étaient à l’abbaye de Silvacane, dans le cadre d’Aix-en-Juin (1), préquelle, comme disent les amateurs de série, du tout aussi fameux festival international d’art lyrique où la Cappella Mediterranea reviendra avec Monteverdi, une nouvelle production de L’Incoronazione di Poppea et une version de concert de L’Orfeo.
© François de Maleissye-Cappella Mediterranea
Dompter l’acoustique
Au cœur de ce concert de juin, des madrigaux à une et deux voix de Sigismondo d’India (vers 1582-1629), sertis dans l’orfèvrerie italienne de ses prédécesseurs et contemporains – Jacques Arcadelt, Francesco Cavalli, Dario Castello et Claudio Monteverdi – un programme similaire ayant fait l’objet d’un double CD paru l’année dernière (2). Leonardo García Alarcón écrivait dans le livret : « C’est une musique à penser et à réfléchir, à savourer de manière presque philosophique, comme une incursion dans les profondeurs des émotions humaines. » Une musique composée pour les espaces intimes et soyeux des salons vénitiens, rappelait d’ailleurs le chef en saluant le public, très nombreux, d’un éclatant « Bonsoir Silvacane ! » qui donnait le ton et la hauteur du défi : le bonheur et la responsabilité de rendre hommage à la pierre, aux bâtisseurs qui savaient faire entendre et chanter la voix ; un voyage dans la mémoire de la musique de Sigismondo d’India, lequel aimait par-dessus tout Monteverdi et l’art de servir ensemble les émotions des mots et des notes ; le désir de créer ici, sous des voûtes qui n’ont pas été conçues pour cela, un opéra intime.
C’est là qu’opère la magie – on n’ose suggérer en ces lieux le mot de sorcellerie… Réussir à dompter l’espace acoustique et les réverbérations exceptionnelles d’une abbatiale, édifiée entre le XIIe et XIIIe siècle pour faire vibrer les harmoniques éternelles du chant cistercien, avec des Lamenti e Sospiri, les plus douloureuses et parfois les plus charnelles des passions humaines cristallisées en musique au XVIIe siècle. Les familiers de Silvacane savent combien l’acclimatation de l’ornement baroque à la rigueur médiévale n’est pas une affaire gagnée d’avance, certains se souvenant de quelques mayonnaises qui n’ont pas pris. L’hommage aux pierres annoncé par le chef, dirigeant depuis l’orgue et l’épinette la basse continue d’une Cappella Mediterranea toute en vivacité (harpe, archiluth, théorbe, guitare et viole de gambe), s’est métamorphosé en une alchimie de substance minérale et d’esprit de chair.
Dompter l’acoustique
Au cœur de ce concert de juin, des madrigaux à une et deux voix de Sigismondo d’India (vers 1582-1629), sertis dans l’orfèvrerie italienne de ses prédécesseurs et contemporains – Jacques Arcadelt, Francesco Cavalli, Dario Castello et Claudio Monteverdi – un programme similaire ayant fait l’objet d’un double CD paru l’année dernière (2). Leonardo García Alarcón écrivait dans le livret : « C’est une musique à penser et à réfléchir, à savourer de manière presque philosophique, comme une incursion dans les profondeurs des émotions humaines. » Une musique composée pour les espaces intimes et soyeux des salons vénitiens, rappelait d’ailleurs le chef en saluant le public, très nombreux, d’un éclatant « Bonsoir Silvacane ! » qui donnait le ton et la hauteur du défi : le bonheur et la responsabilité de rendre hommage à la pierre, aux bâtisseurs qui savaient faire entendre et chanter la voix ; un voyage dans la mémoire de la musique de Sigismondo d’India, lequel aimait par-dessus tout Monteverdi et l’art de servir ensemble les émotions des mots et des notes ; le désir de créer ici, sous des voûtes qui n’ont pas été conçues pour cela, un opéra intime.
C’est là qu’opère la magie – on n’ose suggérer en ces lieux le mot de sorcellerie… Réussir à dompter l’espace acoustique et les réverbérations exceptionnelles d’une abbatiale, édifiée entre le XIIe et XIIIe siècle pour faire vibrer les harmoniques éternelles du chant cistercien, avec des Lamenti e Sospiri, les plus douloureuses et parfois les plus charnelles des passions humaines cristallisées en musique au XVIIe siècle. Les familiers de Silvacane savent combien l’acclimatation de l’ornement baroque à la rigueur médiévale n’est pas une affaire gagnée d’avance, certains se souvenant de quelques mayonnaises qui n’ont pas pris. L’hommage aux pierres annoncé par le chef, dirigeant depuis l’orgue et l’épinette la basse continue d’une Cappella Mediterranea toute en vivacité (harpe, archiluth, théorbe, guitare et viole de gambe), s’est métamorphosé en une alchimie de substance minérale et d’esprit de chair.
© François de Maleissye-Cappella Mediterranea
Spatialisation
Bien sûr, l’énergie propre au concert fit briller comme vitrail le cristal de Julie Roset et s’incarner Mariana Florès plus que jamais « cheval sauvage » – on peut se permettre de l’écrire, elle le dit d’elle-même… Chacune est tour à tour angélique, espiègle, provocatrice, déchirée, les deux sont pastorales ou guerrières mais complices des musiciens et du public qu’elles séduisent comme elles séduisent les fantômes des malheureux qui se lamentent et soupirent. Mais cela va au-delà. L’alchimie – ou la sorcellerie, comme on voudra – nécessaire pour que ce voyage, a priori difficile dans pareil vaisseau, se transforme en découverte éblouie d’un continent méconnu, suppose de prendre des risques.
En usant de ce que les spécialistes appellent la spatialisation, c’est-à-dire en se refusant à l’immobilité traditionnelle du concert et en envoyant chanteuses et instrumentistes explorer les multiples zones de l’église, à la croisée du transept, au fond de l’abside, ou debout à toucher l’auditoire sur le muret des bas-côtés, Leonardo García Alarcón les met certes en danger, mais il magnifie le travail combiné des matières vocales, instrumentales et acoustiques. Le grain des timbres s’en trouve d’un madrigal à l’autre modifié, il y a alternance des plans sonores, renversement des perspectives entre le crépitement des cordes pincées, le goût de caramel de la viole et le feu ardent des voix. Ce qui n’étonnera pas d’un chef passionné par les Vêpres de Monteverdi et la Saint Matthieu de Bach, qui sont les premières œuvres du répertoire en stéréo, voire en 5.1 !
Le don d’enchantement
La Cappella Mediterranea possède un don, inexplicable, pour allier le savant au populaire, faire swinguer les basses et suspendre les émotions dans « ce style varié où [Pétrarque] pleure et parle entre les vains espoirs et la vaine douleur », pour enchanter les ornementations de rossignol et les chagrins de pierre. Ajoutez à cela, en rappel et comme preuve de l’ADN de l’ensemble, l’Italie de la Romanesca de Monteverdi et l’Argentine d’Alfonsina y el mar – et vous obtenez beaucoup d’émotions et de joies partagées ainsi qu’une ovation debout sur un répertoire à mille lieues – ou quatre cents ans – des emballements médiatiques. On dit que la « musique classique » est en danger et qu’elle risque sa peau : eh bien, elle va la défendre bec et ongles !
Didier Lamare
Spatialisation
Bien sûr, l’énergie propre au concert fit briller comme vitrail le cristal de Julie Roset et s’incarner Mariana Florès plus que jamais « cheval sauvage » – on peut se permettre de l’écrire, elle le dit d’elle-même… Chacune est tour à tour angélique, espiègle, provocatrice, déchirée, les deux sont pastorales ou guerrières mais complices des musiciens et du public qu’elles séduisent comme elles séduisent les fantômes des malheureux qui se lamentent et soupirent. Mais cela va au-delà. L’alchimie – ou la sorcellerie, comme on voudra – nécessaire pour que ce voyage, a priori difficile dans pareil vaisseau, se transforme en découverte éblouie d’un continent méconnu, suppose de prendre des risques.
En usant de ce que les spécialistes appellent la spatialisation, c’est-à-dire en se refusant à l’immobilité traditionnelle du concert et en envoyant chanteuses et instrumentistes explorer les multiples zones de l’église, à la croisée du transept, au fond de l’abside, ou debout à toucher l’auditoire sur le muret des bas-côtés, Leonardo García Alarcón les met certes en danger, mais il magnifie le travail combiné des matières vocales, instrumentales et acoustiques. Le grain des timbres s’en trouve d’un madrigal à l’autre modifié, il y a alternance des plans sonores, renversement des perspectives entre le crépitement des cordes pincées, le goût de caramel de la viole et le feu ardent des voix. Ce qui n’étonnera pas d’un chef passionné par les Vêpres de Monteverdi et la Saint Matthieu de Bach, qui sont les premières œuvres du répertoire en stéréo, voire en 5.1 !
Le don d’enchantement
La Cappella Mediterranea possède un don, inexplicable, pour allier le savant au populaire, faire swinguer les basses et suspendre les émotions dans « ce style varié où [Pétrarque] pleure et parle entre les vains espoirs et la vaine douleur », pour enchanter les ornementations de rossignol et les chagrins de pierre. Ajoutez à cela, en rappel et comme preuve de l’ADN de l’ensemble, l’Italie de la Romanesca de Monteverdi et l’Argentine d’Alfonsina y el mar – et vous obtenez beaucoup d’émotions et de joies partagées ainsi qu’une ovation debout sur un répertoire à mille lieues – ou quatre cents ans – des emballements médiatiques. On dit que la « musique classique » est en danger et qu’elle risque sa peau : eh bien, elle va la défendre bec et ongles !
Didier Lamare
(1) Aix-en-Juin se poursuit dans la région jusqu’à l’ouverture le 4 juillet du Festival d’Aix, avec des master classes (Stéphane Degout le 23 juin, Quatuor Diotima les 25 et 28 juin, Pascal Dusapin le 27 juin, Édith Wiens le 29 juin), les concerts des ensembles de la résidence de musique de chambre de l’Académie à Aix, Istres et aux Saintes-Maries-de-la-Mer, etc. Programme complet : https://festival-aix.com/fr/programmation/aix-en-juin.
(2) Sigismondo d’India : Lamenti & Sospiri, 2 CD Ricercar (juin 2021).
Abbaye de Silvacane, La Roque-d’Anthéron, 18 juin 2022
Cappella Mediterranea : cappellamediterranea.com/fr
Photo © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
(2) Sigismondo d’India : Lamenti & Sospiri, 2 CD Ricercar (juin 2021).
Abbaye de Silvacane, La Roque-d’Anthéron, 18 juin 2022
Cappella Mediterranea : cappellamediterranea.com/fr
Photo © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
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