Journal
Le Disque de la Semaine - Jean-Baptiste Robin joue Dandrieu sur l’orgue de la Chapelle Royale de Versailles (1CD Château de Versailles Spectacles) – Compte-rendu
Le 5 juin 2010 (1), trois cents ans jour pour jour après l'inauguration de la chapelle du château de Versailles, était réinauguré avec faste le grand orgue relevé par Bertrand Cattiaux et son atelier. Michel Chapuis, titulaire depuis la reconstruction de 1995, passait ce jour-là le flambeau aux nouveaux titulaires par quartier : Michel Bouvard, Frédéric Désenclos, François Espinasse et Jean-Baptiste Robin. Était alors envisagée une saison de concerts qui, c'est le moins que l'on puisse dire, n'a pas tenu ses promesses. Le disque, de son côté, avait rendu compte dès 1999, avec Chapuis le magnifique, de l'orgue reconstruit (coproduction Plenum Vox – Château de Versailles), puis de manière plus problématique, en raison d'une prise de son lointaine brouillant la perception d'œuvres néanmoins brillamment interprétées par Marina Tchebourkina : Du Roy-Soleil à la Révolution, Louis Marchand et Louis-Claude Daquin en 2004, François Couperin en 2005 (6 CD Natives richement présentés). Après quoi Deux siècles d'orgue (double CD Alpha coproduit avec le Château de Versailles, 2011) fit entendre l'orgue relevé, telle une carte de visite sous les doigts des quatre titulaires. Depuis, silence, jusqu'à l'annonce du lancement, lors de l'inauguration du second Positif Blumenroeder de la chapelle en mai dernier (2), d'une collection d'orgue au sein du label discographique Château de Versailles Spectacles (3) – les trois premiers viennent de paraître.
Le n°1 de L'Âge d'or de l'Orgue français est signé Ton Koopman : Suites de Clérambault, pages de Daquin, de Louis et François Couperin, mais aussi de « […] Bach : ce maître du tempérament égal n'est pas le plus approprié sur le tempérament inégal d'un orgue français [il s'agit d'un mésotonique adouci, selon Corrette] dont les tierces pures colorent les jeux de leur savante dissonance. Mais Bach avait bien recopié Grigny et connaissait la musique française sous toutes ses formes. Son choral [BWV 639, Orgelbüchlein] y est d'une grande beauté, faisant regretter la Fantaisie en sol majeur [BWV 572] que Ton avait choisie pour ses étonnantes évocations du plein-jeu à la française, mais une puissante hausse des températures fut la surprise de l'enregistrement et ne permit pas, ce jour-là, d'avoir un accord digne de ce nom : la Fantaisie sonnait si faux qu'il fallut renoncer à démontrer qu'on pouvait la jouer sur un instrument à la française » (Laurent Brunner, livret du CD). Le n°3 s'intitule Noëls Baroques à Versailles : à l'orgue Gaétan Jarry, qui dirige Les Pages du Centre de musique baroque de Versailles – il a déjà gravé pour CVS Les Arts florissans de Charpentier et Messe du Roi Soleil (Lully, Delalande, Couperin).
On notera que la collection fait obstinément référence à un orgue « historique », lequel ne l'est en fait que dans l'esprit de sa conception et de sa réalisation : rendons hommage à Jean-Loup Boisseau et Bertrand Cattiaux d'avoir reconstruit en 1995, aussi magnifiquement et à l'identique, l'orgue Robert Clicquot & Julien Tribuot inauguré le jour de Pâques 1711 par François Couperin. L'instrument originel, mal entretenu et passé de mode, avait été remplacé en 1871-1873 par Cavaillé-Coll, dans le buffet historique et en conservant divers éléments de Clicquot, avec une console moderne « retournée ». Inauguré par Widor et Saint-Saëns, cet orgue romantique est actuellement à Saint-Martin de Rennes, ayant été remplacé, toujours dans le buffet de 1710, à l'instigation notamment de Norbert Dufourcq, par un instrument neuf (1936-1938) de Victor Gonzalez se voulant une illustration de la facture classique, lui-même à son tour déposé puis installé en 2004 en l'église de Laroque d'Olmes (Ariège), pour faire place à l'orgue « historique » Boisseau-Cattiaux que l'on admire grandement aujourd'hui…
Le n°2 de la collection est entièrement consacré à Jean-François Dandrieu (1681-1738), contemporain de Rameau dans la musique duquel Jean-Baptiste Robin (4) perçoit une « belle synthèse entre le style Louis XIV, la musique italienne et le style Louis XV ». Empruntant au Livre d'orgue posthume de 1739, cet album splendide fait entendre quatre suites de pièces sur le Magnificat complétées de « pièces isolées de différents caractères », de trois noëls et du fameux Carillon ou cloches, toutes œuvres « originales » pour orgue – contrairement aux Offertoires et à certains duos sur la trompette qui sont « des transcriptions – parfois remaniées – d'œuvres pour cordes antérieures : les Six Sonates en trio op. 1 (1705) pour deux violons, violoncelle et basse continue, et les Sonates pour violon (1710). Ces pièces très italiennes et contrapuntiques seront présentées "en miroir" dans un second disque (JBR) ». Le présent album Dandrieu – qui se referme néanmoins sur le plus célèbre des Offertoires : O filii et filiae pour le jour de Pâques, ébouriffant de noble allant et de verve joyeuse – pourrait marquer un tournant dans la vie organistique de la chapelle royale, du moins l'espère-t-on de tout cœur. Sa parution sera en effet célébrée le 3 décembre à 20 heures par Jean-Baptiste Robin aux claviers, avec David Guerrier (trompette) et Laurent Sauron (percussions) – Lully, Lebègue, Marchand, Dandrieu, Delalande, Daquin, Viviani et Jean-Baptiste Robin lui-même : premier vrai concert d'orgue en soirée depuis beaucoup trop longtemps.
Jean-Baptiste Robin © Jacques Baguenier
Un mot sur la prise de son, réalisée entre le 8 et le 11 juillet 2019, compliquée du fait de la disposition des plans sonores de l'instrument (quatre manuels et pédale) en un seul corps de buffet encadré de deux colonnes : de toute beauté, elle est signée Jean-Philippe Mesnier, déjà hautement apprécié dans l'intégrale Nicolas de Grigny d'Olivier Houette à l'orgue (vraiment) historique François-Henri Clicquot de Poitiers (5), dont Jean-Baptiste Robin fut cotitulaire de 2000 à 2010 (y enregistrant Louis Marchand, Triton, et les Messes de Couperin, Naxos), avant de se concentrer sur la chapelle royale et le Conservatoire à Rayonnement Régional de Versailles, où il enseigne l'orgue et l'écriture. Comme à Poitiers, bien que dans une tout autre acoustique, on retrouve ici ce magique point d'équilibre entre une perception globale de l'espace sonore suprêmement intelligible et une définition optimale tant des ensembles que des timbres individuels : une très probante et musicale prouesse. Et Jean-Baptiste Robin de préciser quant à l'élaboration de la « balance » : « […] nous avons travaillé trois soirées et sur deux mois pour arriver à ce résultat. Chaque registration a une captation très légèrement différente. J'ai également beaucoup travaillé avec Olivier Rosset pour la post-production [et mastering] afin de raffiner les liens entre les paires de micros et donner plus d'espace à la prise originelle, [de manière à faire] entendre le toucher dans ses moindres détails, l'enveloppe presque charnelle du lieu et la couleur de chaque mélange. Le tout avec homogénéité. »
Ce qui d'emblée émerveille, c'est aussi l'extrême stabilité de l'accord de l'instrument, ici indissociable de la mise en valeur de pièces d'une idéale concision, tout étant dit chez Dandrieu, avec éclat et profondeur, en un espace restreint magnifié par l'extrême lisibilité, incarnée, du jeu de Jean-Baptiste Robin. Partout règne l'harmonie du chant et du geste musical, d'une infaillible élégance mêlée de sobriété, des grands ensembles sonores aux meslanges comme venus du ciel – des flûtes admirables du Magnificat du premier ton à cette Tierce en taille (des Pièces en A Mi La Majeur) indiquée par l'auteur Fièrement, d'un rythme et d'une propulsion résolument originaux : envolées des deux mains parallèles, voix soliste et accompagnement – support pénétrant des jeux doux dont l'assise répond avec délicatesse et aplomb au mordant de la tierce.
Parmi quantité d'exemples, on trouve une Muzète (des Pièces en G Ré Sol Majeur) d'une exquise modération d'autant plus éloquente qu'elle permet une infinité de nuances de toucher et d'articulation, qualités que l'on retrouve sur l'ensemble du programme, du quasi-legato le plus vivant au détaché le plus dynamiquement marqué, qu'il s'agisse de pleins-jeux majestueux ou de dialogues étourdissants sur le chœur d'anches…
…mais aussi de meslanges recherchés, séduisants de discrétion pour une présence affirmée : poésie du tremblant doux et de la Voix humaine, contrastes nullement accusés mais expertement renouvelés et tenant en haleine du Tambourin (noël Bon Joseph écoutez-moi). Les occasions de faire valoir les contrastes de plans sonores abondent, dans la puissance ou la douceur (échos suspendus du noël Or nous dites Marie, sur les quatre claviers se répondant deux par deux). Obsédant Carillon, Basses de trompette parlant ô combien juste, avec fougue et noblesse, Fugue [chromatique] Majestueusement, sur des fonds denses, presque flûtés mais d'une élocution passionnément incisive (le tempérament renforçant l'impact des frottements et dissonances), dialogue cornet et cromorne de la Fugue sur l'Hymne Ave maris stella, les timbres se devant, ici comme partout ailleurs, de servir autant le texte que la pure beauté du son, jusqu'au Dialogue. Gravement et pointé. Gaiement du Magnificat du troisième ton, où comme en tant d'endroits de ce disque enchanteur règne une haute idée de la danse stylisée.
On imagine la découverte que peut représenter cette bonne parole de la musique du Grand Siècle français portée par un Jean-Baptiste Robin auréolé de l'intitulé même de sa tribune : chapelle royale de Versailles, auprès des étudiants américains auxquels il enseigne la musique française et l'improvisation : nommé Visiting Artist in Residence pour l'année académique 2019-2020 au prestigieux Oberlin Conservatory of Music (Ohio), célèbre pour ses instruments (5), il rentre d'un séjour à Oberlin dont la première partie s'est achevée sur un concert des quatorze élèves autour, précisément, de la musique classique française. Signalons par ailleurs la participation du musicien à l'inauguration en février 2020 du nouvel orgue français (82 jeux), signé Mulheisen (Eschau, Bas-Rhin), de la salle de concert Zaryadye de Moscou, inaugurée en septembre 2018, mais aussi, aussitôt après le concert donné dans la chapelle palatine, la création, le samedi 7 décembre à Notre-Dame de Versailles et en ouverture de Versailles au Son des Orgues (6), de Rouages du temps par Quentin Guérillot (orgue), Khrystyna Sarksyan (flûte) et Arthur Heuel (violoncelle) : Jean-Baptiste Robin est l'un des éminents compositeurs de sa génération (7).
Rendez-vous le 3 décembre en la chapelle royale du Château de Versailles pour un concert dont on veut espérer qu'il ne sera que le premier d'une longue lignée.
Michel Roubinet
(1) https://www.concertclassic.com/article/compte-rendu-tricentenaire-de-la-chapelle-du-chateau-de-versailles
Histoire de l'instrument : jbrobin.com/?q=versailles-sous-menu&id=3
(2) www.concertclassic.com/article/inauguration-dun-nouvel-orgue-positif-blumenroeder-versailles-la-chapelle-royale-voit-grand
(3) https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/fr/node/10702
(4) jbrobin.com/?q=accueil
(5) www.oberlin.edu/conservatory/divisions/keyboard-studies/organ
(6) www.versaillesorgues.org
(7) jbrobin.com/?q=catalogue
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