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Le grand orgue de la cathédrale de Nantes (1620 - 18 juillet 2020) – Quatre siècles d'une histoire mouvementée
Durement éprouvée durant le XXe siècle, la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Nantes abritait deux orgues de haute facture (1) ayant vécu au rythme des catastrophes endurées par l'édifice, jusqu'à l'incendie du 18 juillet 2020 qui a détruit non seulement la magnifique console de l'orgue de chœur, mais aussi, intégralement, le grand orgue de tribune – une perte immense. Non pas, comme on a pu le lire, « un chef-d'œuvre baroque », qualification n'ayant guère cours en France où l'on parle de facture classique, l'instrument, comme souvent pour les orgues historiques, présentant qui plus est maintes strates accumulées au cours des siècles.
Epargné par la Révolution
Le grand orgue (troisième instrument attesté dans l'édifice) ainsi que sa tribune, dont la stabilité pourrait avoir été éprouvée par l'incendie, furent érigés en 1619-1620. L'instrument de Jacques Girardet était un grand 16 pieds en montre sur deux claviers et pédale. Différentes interventions s'ensuivirent au fil du temps, jusqu'aux travaux d'Adrien Lépine qui, en 1767-1768, augmente l'instrument (de 27 à 31 jeux, tambour et rossignol) mais surtout élargit de deux tourelles et plates-faces le corps principal du somptueux buffet Louis XIII (les lanternes couronnant les tourelles d'origine sont encore Renaissance) – il demeurera visuellement identique jusqu'à nos jours. En 1780-1784, François-Henri Clicquot reconstruit l'orgue : riche de 49 jeux sur cinq claviers et pédale, il devient l'un des grands instruments classiques du royaume – l'imposante console sera remplacée (détruite ?) en 1933, celle de Saint-Gervais à Paris semblant le seul exemple encore préservé d'une console classique à cinq claviers.
Épargné par la Révolution, l'orgue fatigué a besoin, durant la première moitié du XIXe, d'être relevé. Daublaine-Callinet est pressenti en 1846, puis son successeur Ducroquet, mais les moyens financiers font défaut. Cavaillé-Coll et Merklin-Schutze sont ensuite mis en concurrence. Merklin l'emporte en 1866, l'orgue de Clicquot (comme à Paris dans les Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice et Notre-Dame contemporains) étant conservé : l'instrument de Merklin en préserve la structure classique, sans ajouter de Récit expressif, tout en renouvelant complètement l'alimentation en vent.
Sous l'impulsion du chanoine Courtonne (1883-1954), nommé en 1922 titulaire du grand orgue, l'instrument est reconstruit en 1927-1933 par la maison nantaise Debierre-Gloton : 53 jeux répartis sur quatre claviers et pédale (nouvelle console), avec Récit expressif ; la traction mécanique cède la place à un système pneumatique utilisant la machine Debierre. Louis Vierne inaugure l'instrument (il a réinauguré son orgue restauré de Notre-Dame de Paris l'année précédente). Durant la Seconde Guerre mondiale, un premier bombardement, en 1943, ébranle la structure de l'orgue, puis un second en 1944 : si l'orgue de tribune n'est pas touché, il subit des dommages par ricochet – souffle des déflagrations, voûtes éventrées, grande verrière brisée (qui n'est pas une rosace). Située à l'arrière et au-dessus de l'orgue, elle vient de perdre les quelques vitraux anciens qui avaient pu être réinstallés, sur ses lancettes latérales et celle du centre ainsi que dans les parties hautes du remplage (le reste en verre blanc).
Dix ans de silence
Dès 1952 un vaste projet de restauration est envisagé, et le chanoine Courtonne insiste pour que soient préservés anches et cornets de Clicquot. De fait, quelque 45% de l'orgue de 1784 étaient encore présents dans l'orgue qui vient de totalement disparaître (buffet historique de 1620/1768 et partie instrumentale « composite »), même si les tuyaux n'avaient pu qu'être retouchés, décalés, réharmonisés pour s'adapter à l'esthétique néoclassique du dernier instrument en date, celui de 1971. Car si les travaux, confiés à la maison Beuchet, sont décidés en 1955, ils sont retardés en raison de l'état de l'édifice et de ses voûtes : l'orgue se tait en 1961 pour ne retrouver ses multiples voix que dix ans plus tard. Ses transmissions sont dès lors électriques et il compte 74 jeux sur quatre claviers et pédale – mais 89 sont prévus, ultime tranche de travaux qui ne sera jamais concrétisée. Sans doute est-il permis de dire que ce qu'il y avait de plus beau dans cet orgue – comme dans un autre Beuchet-Debierre sur base classique : celui de la cathédrale d'Angoulême –, c'est ce qui provenait de l'orgue classique : batterie d'anches et cornet, certains fonds, même s'il n'est pas inutile de redire la cohérence à laquelle l'esthétique néoclassique était néanmoins parvenue, de souligner la solidité des orgues Beuchet-Debierre (transmissions électropneumatiques ou électriques, notamment). À Nantes, aucun grand relevage en presque cinquante ans …
La console du grand orgue © DR
Sauvé lors de l’incendie de 1972
À peine inauguré, le grand orgue de la cathédrale de Nantes aurait pu être la proie des flammes : le 28 janvier 1972, un incendie ravage charpente (reconstruite en béton) et toiture de la cathédrale, mais l'orgue, bâché dans l'urgence par le personnel de la maison Beuchet-Debierre et les pompiers voisins, est sauvé. S'ensuit une longue période de rénovation de l'édifice, qui s'accompagne du mutisme du grand orgue. De même pour l'orgue de chœur, réputé « le plus grand orgue de chœur de France », avec ses trois claviers et pédale, et l'un des plus beaux, sorti en 1896 des ateliers nantais de Louis Debierre (2). Les transmissions de l'orgue de chœur firent d'emblée appel à l'électricité, ce qui vient peut-être de sauver l'instrument : il semble avoir été épargné, seule la console (mobile depuis 2013), non plus disposée dans l'axe du buffet mais décalée, ayant brûlé. Riche initialement de 26 jeux, porté à 28 en 1926, l'orgue avait directement souffert du bombardement de 1944. Restauré après-guerre par Gloton (et porté à 31 jeux), il reste muet, après l'incendie de 1972, jusqu'en 1985 : la maison Renaud (Nantes) le remet alors en état de marche, avant une restauration complète achevée en 1993.
Signalons que dans son opuscule Le grand orgue de la cathédrale de Nantes (1971, S. Chiffoleau imprimeur-éditeur, réédition 2005), Félix Moreau (1922-2019), qui par bonheur n'aura pas été témoin de l'anéantissement de l'orgue dont il fut titulaire pendant 58 ans, de 1954 à 2012 (3), évoque une situation dont l'enquête présentement menée dira si elle était prémonitoire : « Au cours des travaux [de 1866], on découvrit, en relevant les jeux du Positif, un foyer d'incendie de toute évidence préparé par une main criminelle : étoupes, allumettes, amadou avaient été placés entre le sommier et le faux-sommier. L'amadou n'ayant été atteint que légèrement par le feu, l'incendie fut évité et l'orgue heureusement préservé. Quand et pourquoi cette tentative ? Passion antireligieuse, vengeance, jalousie ? Nul ne le saura jamais. Aussi bien, l'orgue était encore une fois sauvé, c'était l'essentiel. » Deux jours après l'incendie du grand orgue, aucune cause n'est privilégiée, tant la défaillance de l'installation électrique (récemment rénovée, semble-t-il) qu'un acte criminel pouvant être envisagés. On imagine bien que l'État, propriétaire des cathédrales en titre et de leur mobilier, ne pourra être qu'en première ligne, également en cas d'éventuelle responsabilité pénale d'une tierce partie, quant aux décisions qui devront être prises pour la restauration des lieux, puis la possibilité d'un nouvel orgue, quand bien même le budget global alloué aux orgues neufs n'est plus que peau de chagrin.
L'orgue de chœur © DR
Quatre jours après l'incendie dévastateur devait commencer l'édition 2020 du Festival Visages des Orgues (4), chaque mercredi du 22 juillet au 26 août, avec notamment chacun des trois titulaires du grand orgue : Marie-Thérèse Jehan (2002), Michel Bourcier (2007) et Mickaël Durand (2012, également accompagnateur de la Maîtrise). Par bonheur, les deux orgues de la cathédrale ont fait l'objet d'enregistrements – liste exhaustive sur la base discographique d'Alain Cartayrade (5). Outre l'intégrale de l'Œuvre pour orgue d'Augustin Barié (1883-1915) par Marie-Thérèse Jehan, avec un témoignage d'André Marchal (Solstice, SOCD 17, 1980), citons principalement deux CD consacrés chez le même éditeur à Félix Moreau : Œuvres vocales et instrumentales (SOCD 189, 2000), avec le compositeur au grand orgue et Marie-Thérèse Jehan à l'orgue de chœur, et Œuvres pour orgue (SOCD 209, 2002 – dont Hymnal, cycle de 1988 faisant entendre les deux orgues), avec Marie-Thérèse Jehan au grand orgue, le compositeur touchant les deux instruments. L'orgue particulièrement remarquable érigé sur le côté nord du chœur par Louis Debierre a également fait l'objet d'un enregistrement passionnant de Marie-Thérèse Jehan (Edition Lade, EL CD 007, 1994) : le seul, sauf erreur, entièrement consacré à René Vierne (1878-1918), frère cadet de l'organiste de Notre-Dame de Paris.
Michel Roubinet
(1) Sur le site de Musique sacrée à la cathédrale de Nantes : www.musiquesacree-nantes.fr/les-orgues/les-instruments/
Sur le site de la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Nantes : cathedrale-nantes.fr/cathedrale/decouvrir/les-orgues-de-la-cathedrale/
(2) Cf. Pierre Legal : L'orgue à l'épreuve de l'industrie – la manufacture Debierre, Éditions MeMo, collection Carnets d'usine, Nantes, 2005
www.epi-asso.org/Html/editions-orgue-epreuve-industrie.php
(3) Félix Moreau : www.musimem.com/moreau.htm
(4) Festival Visages des Orgues : cathedrale-nantes.fr/festival-visages-des-orgues-a-la-cathedrale-de-nantes/
(5) www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch
Photo © DR
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