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Le Lac des cygnes à l’Opéra Bastille – Nouveaux battements d’ailes – Compte-rendu

 
 
On peut le dire, voilà une série de représentations rassurantes, car quelle que soit l’avancée de la danse contemporaine et de ses graves questions ou de ses élucubrations narcissiques voire boboesques, ce ballet emblématique continue de faire salle comble et de provoquer l’enthousiasme d’un public envoûté par la symbiose d’une des plus belles musiques qui soit, et de la perfection de ce qu’on appelle le Ballet blanc, dans ses symétries surhumaines, dignes d’une armée chinoise qui se mettrait à vibrer et à avoir peur…
Symétries qui servent d’écrin à une intrigue troublante, porteuse de fantasmes et de mythes incrustés dans la psychologie romantique allemande (Musaeus à la fin du XIXe siècle) puis de l’imaginaire débridé des Russes (Pouchkine et son Tsar Saltan en 1830), la musique tragique et palpitante de Tchaïkovski jetant un voile noir sur cette histoire de blancheur ailée, ambiguë, qui conte l’amour impossible d’un prince animé par la quête de l’ailleurs et d’une princesse prisonnière de son inaltérable beauté et de son rang qui l’éloigne du réel.
 
Tout a été dit, joué, transposé depuis le fiasco initial du premier ballet à Saint-Pétersbourg, en 1877, puis son envol lorsque le tandem Ivanov-Petipa s’en empara en 1895, en faisant à jamais le repère absolu du grand ballet à la fois académique et dramatique. Tous les chorégraphes y ont mis leur patte, toutes les plus prestigieuses ballerines y ont agité leurs ailes, le sommet demeurant Ouliana Lopatkina chez les Russes, incomparables dès qu’il s’agit de faire onduler les bras, qu’elle ont généralement interminables.
 
© Julien Benhamou - Opéra national de Paris

Julien Benhamou - Opéra national de Paris

En France, on goûta d’abord la version arrangée en 1960 par Vladimir Bourmeister (car rien n’est plus volatil qu’une chorégraphie, surtout remontant au XIXe siècle), qui fit les beaux soirs de l’Opéra de Paris, avant que Noureev ne s’en empare en 1984 et lui donne sa marque de chorégraphe confus, cruel pour les danseurs mais pour une fois porté par une vraie question, celle de la solitude des deux héros en présence, les plongeant dans le conflit du bien et du mal, et en étoffant le rôle du prince, ce qui était bien normal pour lui qui l’avait abondamment incarné. A l’Opéra de Paris, donc, on remet sa version sur l’établi périodiquement, ce qui permet aux jeunes pousses d’y fourbir leurs armes dans des rôles redoutables et aux valeurs installées de redonner à l’œuvre sa portée émotionnelle.
 
Car l’enjeu est double pour l’héroïne : accomplir des prouesses techniques considérables, faire preuve d’un style à la fois retenu et éclatant, montrer un visage contraint et torturé sans verser dans l’excès mélodramatique. Tout tient dans une inclinaison de tête, un regard, un cambré de la nuque, l’affolement des ailes ou le piétinement de la petite menée, tout se joue en subtilité pour mieux trouver la profondeur du personnage. Et c’est là que l’on suit passionnément l’évolution des danseuses, car rares sont celles qui, par-delà leur perfection technique, parviennent à rendre parlant ce personnage bridé : il y faut une maturité expressive que peu atteignent à leurs débuts : Myriam Ould Braham, qui finit par y être éblouissante, fut au début une reine effleurée, tandis que Sylvie Guillem, l’unique, trouva d’emblée le juste ton. On a donc vu ces dernières années une Amandine Albisson y laisser son empreinte tandis que la belle Sae Eun Park s’y épanouissait difficilement.
 

Hugo Marchand © Ann Ray - Opéra national de Paris
 
Et voici, parmi un foisonnement de talents contemporains maison, dont aucun n’est véritablement flamboyant, une nouvelle percée ailée, celle de la fine et jolie Bleuenn Battistoni (photo), nouvelle venue dans la voûte céleste des étoiles françaises : vision plus qu’intéressante et émouvante par la tension qu’elle a dû représenter pour la prise de rôle de la jeune danseuse, nommée étoile en mars 2024 après une pétillante Fille mal gardée, tellement moins contraignante. Qu’avons-nous vu ? Une technique sans failles, des pieds parfaits, à l’exception de bras insuffisamment parlants, problème récurrent de l’école française – la présence de Noureev n’est plus là pour faire revivre le grand art russe –, un physique délicat et menu qui n’en impose pas encore suffisamment pour ce grand rôle tragique, mais dont l’intensité ira sûrement en s’élargissant quand l’angoisse de la prise de rôle sera estompée et le rôle venu à maturation, alors qu’elle l’a pour l’heure maintenu dans une maîtrise presque glaciale, frein à l’émotion. Mais non frein à l’admiration, car la princesse deviendra reine sûrement.
Pour l’encadrer, l’efficace Hugo Marchand en prince mélancolique, au physique de champion, la porte comme un brin d’herbe et accomplit quelques performances aériennes réjouissantes, tandis que la personnalité charismatique de Florent Mellac, de surcroît mise en valeur par la méchanceté presque hiératique de son rôle de méchant, Rothbart, le précepteur magicien,  éclabousse la scène malgré quelques faiblesses techniques.
 

Vello Pähn © DR
 
Et surtout, il y a l’ensemble, la troupe, engagée, harmonieuse, passionnée et parfaitement équilibrée : admirables mouvements d’ensemble des cygnes, impeccablement calibrés, sur le fond superbe des décors d’Ezio Frigerio, poésie des lumières et des vapeurs de Vinicio Cheli, élégant brio des princesses que dédaigne le prince, le tout dans les splendides costumes irisés de Franca Squarciapino dans le style princesse lointaine hérité d’un Art nouveau qui aspirait à des langueurs médiévales.
Le spectacle est splendide, l’action prenante, la virtuosité éclatante, et toujours fidèle, passionnée, la baguette de Vello Pähn, infatigable conducteur de ballets, et de celui-ci particulièrement, mène le jeu. Tant qu’il y aura des cygnes, la scène sera belle…

Jacqueline Thuilleux

 

Tchaïkovski : Le Lac des cygnes – Paris, Opéra Bastille, 10 juillet 2024 ; prochaines représentations les 12, 13 & 14 juillet 2024 // www.operadeparis.fr

 
Photo ©

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