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Le Petit Prince de Michaël Levinas – Genèse d’une création

1943. En pleine Seconde Guerre mondiale, Le Petit Prince est publié simultanément à New York et à Paris. L’année suivante son auteur, Antoine de Saint-Exupéry, disparaît en pleine mer à bord de son avion lors d’une mission militaire.
Novembre 2014. Soixante-dix ans plus tard, l’Opéra de Lausanne accueille la création du Petit Prince, opéra de Michaël Levinas (photo).
 
Représenté une vingtaine de fois dans cinq théâtres différents au cours de la saison 2014/2015, Le Petit Prince constitue une exception dans le panorama des œuvres contemporaines, généralement peu reprises après leur création. L’ouvrage est le fruit d’une co-commande de l’Opéra de Lausanne et de l’Opéra de Lille ainsi que d’une coproduction entre ces deux maisons, l’Opéra de Genève et l’Opéra Royal de Wallonie (Liège), en collaboration avec le Théâtre du Châtelet. L’édition musicale du Petit Prince a été rendue possible grâce à la Fondation Hoffmann (1), qui se dédie à la cause des enfants et des jeunes défavorisés.
 
Cette production, mise en scène par Lilo Baur, comprend une partie électronique, assurée par Augustin Muller (réalisateur en informatique musicale), une partie orchestrale pour laquelle alternent deux formations (l’Orchestre de Picardie à Lille et au Châtelet et l’Orchestre de chambre de Genève à Lausanne et à Genève), sous la direction d'Arie van Beek, et une unique distribution (à quelques exceptions près).
Afin de mieux comprendre la genèse du Petit Prince, Isabella Vasilotta a interrogé pour Concertclassic Michaël Levinas, Augustin Muller (réalisateur en informatique musicale), Lilo Baur (metteuse en scène) et Eric Vigié, directeur de l’Opéra de Lausanne et instigateur de cette création lyrique.
 

Michael Levinas

 Michaël Levinas © DR

 
Eric Vigié, quand avez-vous commencé à imaginer ce projet ?
 
Eric VIGIÉ : Il y a trois ans. Et la mise en place est allée très vite. En trois mois, la commande et les négociations étaient bouclées avec Michaël Levinas et Gallimard. Reste que nous avons dû éditer nous-mêmes la partition et le matériel car la maison d’édition était trop gourmande…
 
Quelles ont été les principales étapes de cette production ?
 
E.V. : Tout d’abord, nous avons effectué le choix du titre puisqu’il n’y avait pas d’opéra français tiré du Petit Prince et que nous fêtions les 70 ans de la disparition de Saint-Exupéry en 2014. Nous avons donc été motivés par la volonté de commémorer cet anniversaire. Puis j’ai choisi le compositeur Michaël Levinas. Les négociations avec Gallimard pour les droits, ainsi qu’avec la Fondation Saint-Exupéry, ont suivi. Tout s'est très bien passé. Nous avons ensuite effectué la recherche de coproducteurs et de partenaires. Puis est venu le choix de l’équipe de production artistique.  Enfin, a débuté le travail de composition.
 
Vous avez opté pour une coproduction…
 
E.V. : Il fallait amortir les coûts de production qui sont très élevés pour la scène lyrique et ainsi assurer un maximum de qualité artistique au projet. Il importe de diffuser autant que possible les spectacles lyriques aujourd’hui compte tenu des problèmes récurrents de manque d’argent public.
 
Pourquoi votre choix s’est-il porté sur Michaël Levinas ?
 
E.V. : Michaël Levinas, à mon avis, était un des rares compositeurs à pouvoir travailler avec originalité sur ce texte, et offrir des couleurs musicales appropriées aux scènes très différentes les unes des autres. C’est un spectacle intergénérationnel. Il appartient aux plus âgés d’expliquer aux plus jeunes ce qu’ils ont vu et entendu, et de transmettre le message du Petit Prince. Il s’agissait de produire un opéra et non une comédie musicale. Il est donc clair qu’au travers d’une composition contemporaine, l’aspect visuel est primordial pour rendre compte de la complexité de l’histoire et du message véhiculé par ce texte. En ce qui me concerne, il s’agissait surtout d’élever le niveau de ce genre de spectacle proposé à un jeune public de 7 à 77 ans au moyen d’une commande.
 
Comment avez-vous travaillé avec le compositeur ?
 
E.V. : Une fois le projet exposé, l’adaptation du texte faite, et l’orchestration calibrée par contrat, Michaël Levinas a travaillé de son côté. Nous avons entendu des maquettes sonores, et il a fallu mettre en place la distribution. Donc nous avons fait l'expérience d'une certaine collaboration, mais chacun a effectué son travail dans une relative tranquillité.
 

© Marc Vanappelghem
 
Michaël Levinas, à qui s’adresse votre opéra et quel est son message ?
 
Michael LEVINAS : C'est une vocation à laquelle je tiens, qu'un opéra puisse s'adresser à toutes les cultures. Le texte de Saint-Exupéry est la vérité dite par un enfant à une humanité qui se déchire. Ce texte a été écrit alors que nazisme et stalinisme se combattaient. Mais c'est aussi le monde d'aujourd'hui dans sa grande violence.
 
 
Dans cet opéra écrit en l’espace de dix-huit mois Michaël Levinas explique avoir voulu respecter la « grâce et la pureté mélodique du Petit Prince dont la structure s’appuie sur des dialogues qui relèvent déjà d’une certaine théâtralité ». Sa principale intervention lors de l’écriture du livret, après une sélection des épisodes à traiter dans l’opéra (la quasi-totalité), fut de transformer le temps de la narration du passé au présent. Le compositeur a ensuite travaillé sur la langue utilisée par Saint-Exupéry qu’il a cherché à reconstituer avec son écriture musicale et sa collaboration avec les chanteurs. L’attention portée envers l’expression vocale trouve un équivalent dans l’orchestration où les sons générés par l’électronique ont une grande importance.
 
 
Augustin Muller, vous êtes un R.I.M. : Réalisateur en Informatique Musicale. En quoi cela consiste-t-il ?
 
Augustin MULLER : Effectivement, c'est ainsi qu'on dénomme ma fonction pour cette production. Sa définition peut beaucoup changer selon les compositeurs où les projets ! Il s'est agi ici d'accompagner le compositeur durant les phases de composition, de création et de performance, pour tout ce qui touche à l'écriture et la création sonore, la création de dispositifs de jeu (dans ce cas les trois claviers MIDI) et la diffusion. Le travail s'articule entre des recherches sonores menées avec le compositeur et certains interprètes,  et la définition de méthodes et dispositifs à même de réaliser, c'est à dire de rendre jouables et audibles ces idées en concert.
 
Comment avez-vous travaillé avec Michaël Levinas et à quel stade de l’élaboration de la partition êtes-vous intervenu ?
 
A.M. : Je suis intervenu dès le début de l'écriture du Petit Prince. Nous avons tout d'abord travaillé sur les parties de claviers qui sont au cœur de l'écriture de cet opéra. Michaël travaillait également à l'IRCAM sur une pièce pour clavier et piano, Les Désinences, réalisée par mon collègue Carlo Laurenzi qui recoupe de nombreuses préoccupations instrumentales présentes dans les parties de clavier du Petit Prince, comme les superpositions de tempéraments ou l'utilisation de pianos et pianofortes anciens.
Nous avons échantillonné plusieurs claviers de ce type et manipulé leur timbres et tempéraments à l'aide de l'informatique pour parvenir à ces mélanges et ces couleurs harmoniques. Des sons tournants d'orgue ou de percussions ont également été explorés, ainsi que d'autres méthodes et corpus qui font partie du vocabulaire électronique de Michaël Levinas depuis longtemps.
D'autres éléments importants pour la composition sont plus de l'ordre des sons théâtraux, comme des sons d'hélices, de personnages ou du désert : nous avons construit des maquettes de ces sons ; Michaël Levinas a ensuite pu s'en servir pour baliser sa partition.
Nous avons également beaucoup travaillé avec les chanteurs pendant la phase de composition, pour tester et maquetter les mélanges de l'électronique et de la voix. En phase de création à l'Opéra de Lausanne, nous avons travaillé à la fois sur la jouabilité et la mise en espace de ces éléments. Il fallait essayer de préserver le contexte instrumental acoustique de cette création, tout en donnant à entendre un imaginaire sonore étendu.
 
Le Petit Prince a été donné dans cinq théâtres différents : quelles sont les difficultés acoustiques du « déménagement sonore » ?
 
A.M. La reprise ou la tournée peuvent être une difficulté s’agissant des œuvres avec l’électronique. Dans ce cas précis, nous avons conçu dès le départ un dispositif léger et adapté, en ayant à l'esprit les différentes contraintes de réalisation et de tournée. L'acoustique des salles étant à chaque fois différente, il y a nécessairement un travail de balance et d'ajustement à faire dans chaque lieu, pour chaque partie de l'œuvre, et surtout avec chaque instrumentiste : les parties de clavier demandent un travail et une technique particulière, et des ajustements du dispositif sont nécessaires pour chacun d'entre eux.
Une solution ou un type de mixage réalisé dans un théâtre peut être amené à changer dans un autre, les conditions acoustiques et instrumentales n'étant pas forcément les mêmes. Plutôt que d'essayer de redonner une version fixe, nous essayons de reconstruire et retrouver le mélange dans chaque situation de spectacle, ce qui j'espère préserve le caractère instrumental de l'électronique de cet opéra.
 
Et à propos de déménagements… Eric Vigié, comment et qui a choisi distribution d’un ouvrage qui aura été représenté dans cinq théâtres différents en l’espace d’une saison ?
 
E.V. : Nous avons fait des auditions pour certains rôles à Paris, au Châtelet. Nous y avons choisi quatre des chanteurs, et j’ai en choisi trois autres qui travaillent en saison à Lausanne et résident en Suisse. Il fallait équilibrer le plateau entre la Suisse et la France, et éviter de prendre des chanteurs exclusivement français. Une fois choisis, ils étaient évidemment libres pour la tournée.
 
Lilo Baur a mis en scène cette production  « voyageuse ». Qui l’a choisie et pourquoi ?
 
E.V. : C’est moi qui ai pensé à elle, et c’est elle qui a pensé à Julian Crouch pour les décors et les costumes. Lilo est Suisse et nous avions déjà collaboré. Elle a une grande expérience du travail de petits groupes en scène – ses spectacles à la Comédie Française le prouvent. Donc, elle était parfaite pour penser et mettre en place un spectacle intime et complexe à mettre en images.
 
 

© Marc Vanappelghem
 
Lilo Baur, comment mettre en scène une œuvre si connue de la littérature française ?
 
Lilo BAUR : J’ai cherché dans ma mise en scène à rester fidèle aux dessins et à l’univers d’Antoine de Saint-Exupéry. Cela faisait aussi partie de la commande mais j’ai pris des libertés. Dans le livre, le Petit Prince se rend sur chaque planète, mais dans ma mise en scène on a l’impression que ce sont elles qui lui tournent autour. J’ai aussi cherché à actualiser la mise en scène comme c’est le cas pour la scène du financier où j’ai reconstitué l’ambiance de la bourse à Wall Street. Ce qui a été le plus important pour moi a été de construire des espaces vides qui laissent libre cours à l’imagination du public. Ces espaces vides évoluent, comme le Petit Prince au cours de son voyage, et comme notre regard et notre écoute, du début à la fin de l’œuvre. La scène peut changer en restant simple et vide grâce au fait qu’on y projette des vidéos.  On peut ainsi passer de l’Univers à la ville, à un jardin fleuri de roses, sans rien changer.
 
Y a-t-il des astuces pour réadapter la mise en scène dans chaque théâtre en minimisant les problèmes ?
 
L.B. Bien sûr, par exemple, c’est aussi pour des raisons d’espace et de budget que la vidéo est entrée dans la mise en scène. De manière plus générale, on a également cherché un décor simple de façon à pouvoir faire tout le spectacle en trois montages. La scénographie a dès le départ été pensée pour s’adapter aux exigences de chaque théâtre : on a construit un avion démontable car on savait qu’il n’y avait pas d’espace pour le faire rentrer entier dans les coulisses de l’Opéra de Genève.
 
Pouvez-vous nous décrire les principales étapes de ce travail ?
 
L.B. En janvier 2013, Eric Vigié m’a proposé de travailler sur le Petit Prince, presque deux ans avant la création donc. Après avoir accepté, j’ai immédiatement réfléchi à la composition de mon équipe : décors, costumes, lumières. J’ai reçu le livret de Michaël Levinas un an et demi avant la première représentation. Un an avant celle-ci nous avons donné la maquette de la mise en scène aux directeurs de tous les théâtres impliqués dans la production. Si tous ces salles ont la même profondeur de scène, l’ouverture était quant à elle différente, ce qui était problématique. Pour ce qui concerne le jeu des chanteurs, l’essentiel du travail a été réalisé lors des premières répétitions en octobre 2014. A ce moment nous avons aussi changé quelques détails du décor : une vidéo avec des baobabs, qui alourdissait la scène à laquelle elle était destinée, a ainsi été supprimée.
 
Comment avez-vous travaillé avec Michaël Levinas ?
 
L.B. : Il y a eu entre nous un vrai dialogue créatif. J’ai cherché à comprendre et à reproduire la façon dont Michaël Levinas pensait l’univers du Petit Prince de Saint-Exupéry en écoutant les bribes des scènes dont je disposais. Une fois que Michaël Levinas a eu terminé la musique et le livret, la mise en scène s’y est adaptée. C’est la musique qui donne son rythme.
 
Michaël Levinas,  comment percevez-vous le travail de Lilo Baur ? Si l’opéra devait être repris par une équipe différente, quelles sont les caractéristiques de cette production que vous souhaiteriez garder ?
 
M.L. Il y a eu une merveilleuse collaboration avec Lilo Baur. Ce que je garderais toujours dans l’éventualité de prochaines reprises serait l'utopie des lieux, la métaphysique du désert, l'espace de l'infini.
 
Si on vous demandait un jour de traduire le livret dans une autre langue, le feriez-vous ?
 
M.L. Oui. Parce-que ce texte s'adresse à l'humanité entière…
 
Le rideau s’ouvre, on assiste à un opéra pour les enfants, de 7 à 77 ans. Mais existe-il des enfants de 77 ans ? Oui, bien sûr, car « toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent). »
 

Propos recueillis par Isabella Vasilotta du 10 au 13 février 2015
 

(1)Site de la Fondation Hoffmann : ifpd.org/fr/partenaires-ifpd/96-fondation-hoffmann-2

Photo © Marc Vanappelghem

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