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Le Wunderhorn Project à Stavanger – Une création bouleversante et inspirée – Compte-rendu
On ne sait par qui commencer pour évoquer une entreprise aussi hors normes, et les forces vives des artistes divers qui l’ont menée à son accomplissement. Un accomplissement qui ne fait d’ailleurs que s’amorcer puisque le spectacle partira avec ses compagnons errants vers plusieurs villes européennes en 2015, car il s’agit d’une coproduction entre De Doelen à Rotterdam, La Monnaie de Bruxelles, l’Orchestre de Chambre de Genève, La Tonhalle de Düsseldorf, l’Orchestre de Picardie, l’Orchestre Symphonique de Stavanger et l’Orchestre Symphonique de la BBC à Londres.
Par le lieu, tout simplement, car il suscite l’admiration : la nouvelle salle de concerts de Stavanger, miroitante de ses cristaux, ses glaces et ses lumières, se détache sur le port et ses bateaux prêts à affronter les lames, et s’ouvre aussi bien sur les horizons de la plus efficace modernité que sur de traditionnelles maisonnettes de bois. Et on ne glosera pas trop sur le climat, puisque la ville flirte avec le Gulf Stream, qui lui évite de trop grandes rigueurs. Magnifique salle donc, inaugurée en 2012 par Hélène Grimaud, et qui met à la disposition du public une vaste aire pour les concerts classiques, où l’Orchestre Symphonique est roi, et une autre plus petite, de très haute technologie, dévolue à la musique amplifiée en tout genre, et on sait combien les nordiques sont sensibles sont sensibles aux recherches acoustiques contemporaines.
Avoir un lieu adapté à leurs ambitions a évidemment décuplé celles de l’orchestre, qui se lance sans mollir dans des aventures diverses, et d’abord s’est donné un chef de vif-argent depuis un an, le jeune Vénézuélien Christian Vásquez, émule de Dudamel, en remplacement de Steven Sloane. Tandis que pour la partie baroque et classique, Fabio Biondi tient la baguette avec la vivacité un rien excessive qu’on lui connaît.
Pour le Wunderhorn project, qui a donc commence là sa vie itinérante, l’idée est à la fois originale et dans l’air du temps. On n’a guère encore l’habitude de détacher les lieder du contexte du pur concert, encore que des mises en espace se soient déjà risquées à leur donner plus de chair. Mais jusqu’ici rien de majeur. La danse, certes, en a montré plusieurs projections scéniques, de Béjart dans Serait-ce la mort, et Le Chant du Compagnon errant à John Neumeier, dont la création en février 2015 sur Le Chant de la Terre, est attendue comme l’événement de la saison au Palais Garnier. Mahler, donc, en première ligne, car sa profusion s’y prête, plus que Schubert, trop intimiste.
L’idée ici, est de soutenir l’exécution en concert d’un film parfaitement figuratif autant qu’épuré, car il ne faut bien évidemment pas alourdir le verbe, si précieux.
Idée née de l’amitié qui unit le grand baryton Dietrich Henschel, habitué de répertoires variés, - « je ne tiens pas dans une case », persifle-t-il - à la talentueuse Clara Pons, jeune cinéaste belge d’origine catalane, basée à Bruxelles, et qui cultive ce genre avec un talent surprenant puisque son précédent film accompagnant les Mörike Lieder a marqué partout où elle l’a présenté, après déjà le Schwanengesang de Schubert. La rigueur de son style épouse donc idéalement le talent de Henschel, familier de ce répertoire auquel il insuffle sa respiration mordante, son ton âpre, son humour noir et la beauté poignante d’une voix qui passe du baroque - « mon bain naturel » - à Busoni, Wagner, et Mahler, en fils naturel de Bach et de Schoenberg, sans parler de Strauss, dont il vient d’incarner Jochanaan dans Salomé à Hambourg.
Le projet des deux amis a donc porté sur la projection, au- dessus du plateau, d’un film à la trame dramatique, « qui, explique Clara Pons, donne des pistes à une plus grande compréhension du cycle pour mieux le faire résonner dans l’imaginaire du public », puisque aucun surtitre n’est prévu. Une histoire sinistre traitée dans un noir et blanc d’une grande beauté plastique, où tout se relie autour d’un paradis perdu - silhouettes longues et nues de Henschel et de la très belle allemande Vera Streicher, un peu comme Cranach - puis se remplit de soldatesque, d’amours tragiques et contrariées, de désirs noirs et de mort sous les balles. Sobre cependant, sans symboles trop signifiants qui alourdiraient la vision et avec des gestes étirés, car aucun mouvement rapide ne permettrait d’atteindre au rythme des lieder et de conter vraiment une histoire, sinon dans un ballet. Ainsi se met en place une fresque oppressante, tandis qu’un gamin, « le » gamin, a l’air de donner le la, sans trop y croire. On ne peut s’empêcher de trouver dans le travail de Clara Pons une filiation avec Bill Viola, maître actuel de ces illusions parfois un rien complaisantes. Mais il y a pire exemple !
Autre élément majeur de l’aventure, donner les 24 Lieder du cycle puisés dans le recueil de Achim Von Arnim et Clemens Brentano, ce qui ne se fait jamais à l’orchestre, puisque Mahler n’en a orchestré que quinze. Pour ce, le compositeur Detlev Glanert, très populaire en Allemagne pour ses opéras, a mis toute sa science au service de son grand aîné en réalisant au plus près une orchestration qui ne nuise pas au style mahlérien. On y entre aisément, déjà guidé par les images qui envahissent l’écran.
Assis presque dans le noir, comme ballotté par un souffle poétique, Henschel ne cesse pourtant d’être là, car l’écran met en valeur son talent d’acteur, souvent inquiétant on l’a dit, et l’intensité de son visage aigu. Son interprétation dans ses deux aspects, ne cherche pas la séduction, mais elle est déchirante dans son humanité à la fois dure et désespérée. On se demande simplement, tout au long, pourquoi le recueil porte ce titre alléchant de Cor enchanté, alors qu’il n’est porteur que de mort, de froid, de solitude et de ce terrible sens satirique qui remet toute l’œuvre de Mahler sur les rails des bruits de bottes et des grasses beuveries. Les deux artistes, Henschel et Pons, ont à l’évidence été obsédés par cet arrière-plan : « tout n’est pas quête de beauté dans Mahler, dit-elle, il faut le montrer », tandis que lui insiste sur le caractère « crasseux » de ce que fouille la musique, entre deux envolées d’un lyrisme déchirant. Distance toujours… capitale chez le compositeur
Et l’on a pu compter sur Christian Vásquez, et l’Orchestre de Stavanger, ni l’un ni l’autre guetté par la mollesse, pour mettre en valeur cette tonalité sardonique, proche de l’expressionnisme. Passionné de Mahler, Vásquez a déjà conduit à Stavanger la 2e Symphonie et y dirigera la 5e cette saison. De leur jonction avec la création bouleversante et inspirée de Dietrich Henschel et Clara Pons, on sort avec la sourde angoisse que déclenche la musique de Mahler, mortifère et envoûtante comme une marche au supplice. La guerre est déjà aux portes en cette faussement belle époque, même si Mahler n’en connaîtra pas l’horreur. Les anges sont trompeurs, mais le spectacle est beau !
Jacqueline Thuilleux
Wunderhorn Project: Stavanger (Norvège), Concerthall, 23 Octobre 2014. Prochaines dates, , le 13 mars 2015 à Bruxelles ( Flagey), le 9 avril 2015 à Amiens (Maison de la Culture), le 11 avril 2015 à Compiègne (Théâtre Impérial), le 15 avril 2015 à Londres (Barbican Center), le 23 avril 2015 à Rotterdam (De Doelen), le 24 avril 2015 à la Haye (Anton Philipszaal).
Dietrich Henschel, Passion selon saint Matthieu, avec Christoph Prégardien, le 3 mars 2015 (Versailles), le 5 mars 2015 (Cité de la musique).
Christian Vásquez et le Stavanger Symphonic Orchestra, 5e Symphonie de Mahler, le 23 avril 2015, Stavanger.
Site du Stavanger Symfoniorkester : www.sso.no
A écouter : parmi les nombreux enregistrements de l’Orchestre de Stavanger, l’un des plus récents, Carlo Re d’Alemagna de Scarlatti, direction Fabio Biondi (agOgique).
Et dans l’importante discographie de Dietrich Henschel, « Complete Wunderhorn Songs » avec Boris Berezovsky au piano (Evil Penguin Records Classic Secouant).
Photo © Stavanger Symfoniorkester
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