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​ Les adieux de Myriam Ould-Braham dans Giselle au Palais Garnier – Nuit d’ivresse – Compte-rendu

 

Vingt minutes d’ovation de spectateurs reconnaissants, bouleversés, criant leur admiration et leur affection. Et ils y seraient encore si l’Opéra n’avait décidé de fermer le rideau sur les effusions dont le plateau du Palais Garnier se faisait le lieu, autour d’une étoile qui retirait sa couronne, entourée de ses aînés, de ses amis, de ses aimés : Myriam Ould-Braham, c’est cette fine ballerine dont on avait salué ici même (1) en 2012 la nomination tardive, alors qu’elle enchantait de sa blondeur, de son espièglerie, de sa légèreté vibrionnante. Le temps a passé, qu’on n’a pas vu filer, tant la danseuse a su garder son style, et son profil tout de grâce limpide et de retenue.
 
Si peu médiatisée, tout entière consacrée à son art, à son travail, à sa famille, elle n’a fait que progresser, lentement et sûrement, et cette Giselle dans laquelle elle a choisi de faire ses adieux, le moment fatidique des 42 ans étant tombé, montre une apothéose plutôt qu’une fin de course. Ce qui rend cette règle d’autant plus pénible, car lorsque les danseurs sont brisés par trop d’accidents, il est certes temps pour eux de laisser leur corps revenir à des démarches plus raisonnables, tandis que pour d’autres, comme Myriam, ou plus récemment Agnès Letestu, on ne peut que regretter cet impitoyable glas qui prive le public d’une de ses icônes.
 

© Svetlana Loboff – Opéra national de Paris

 
Car chez la délicate Ould-Braham, guidée pour cette reprise par Claude de Vulpian, quintessence d’excellence à la française, aucune faille de style ou de technique ne fut perceptible dans cette incarnation, vécue bien sûr dans une extrême émotion, de l’héroïne emblématique par excellence de notre romantisme, même si en 1841, Théophile Gautier en emprunta l’idée à Heinrich Heine. Certes Giselle, œuvre de Perrot et Coralli, sur les volutes enjouées ou rêveuses de la musique d’Adolphe Adam, fut longtemps oubliée par un Second Empire pour lequel elle n’était pas assez charnelle, et ressortie de sa tombe, un peu modifiée, par les Ballets Russes, qui devaient à Petipa la survie de ce chef-d’œuvre : mais elle porte la marque du style français, d’une grâce aérienne et retenue plus que dramatique, et dans les annales de la danse, même si de grandes ballerines russes lui imprimèrent leur sceau de tragédiennes, même une Carla Fracci y fut irréelle, tandis que Margot Fonteyn la joua avec un excès digne de Sarah Bernhardt, nos grandes figures nationales continuent d’y être associées : c’est là qu’Yvette Chauviré fit ses adieux, c’est là que Noëlla Pontois éclaboussa dans le Pas de deux des vendangeurs avant de devenir une étoile inoubliable, c’est là qu’Isabelle Guérin offrit comme en sacrifice sa personnalité flamboyante à un rôle qui ne l’est pas, s’effaçant pour mieux pénétrer le personnage, à priori peu fait pour elle. C’est là que Dominique Khalfouni fut plus éthérée qu’aucune willi avec ses arabesques étirées comme des lianes, figures profilées qui expriment l’essence du style romantique par l’équilibre plongeant qu’il intime à des corps tenus en suspension, c’est là enfin que le tutu long rappela le mieux les rêves des poètes de l’époque, les élans de Chopin, les désespoirs légers de Musset.
 
Magnifique parcours donc que celui de la petite gymnaste née d’un père algérien, venue offrir à l’Opéra de Paris cette incarnation qui porte à son acmé un travail colossal, un amour de la beauté, un effacement des souffrances pour les rendre porteuses d’un message ineffable. On se souvient d’elle notamment dans La Source, revisitée en 2011 par Jean Guillaume Bart, où elle fut ensorcelante, de sa poignante Manon dans la Dame aux camélias de Neumeier, on l’aurait rêvée en Sylvia du même. Et dans tant d’autres apparitions délicieuses comme la Fille mal gardée, qui allait comme un gant  à sa fraîcheur mutine.
 

© Svetlana Loboff – Opéra national de Paris

Certes, le masque de tragédienne ne fut pas son atout majeur, mais ces adieux, genre de célébration où l’Opéra excelle, la montrèrent plus concentrée que jamais sur cette dernière apparition, qui montre Giselle redescendant dans sa tombe, après avoir éclairé les vivants de sa bonté. Mais on ne l’oubliera pas, et si son premier acte, où elle était censée incarner une gamine de quinze ans, fut empreint d’une certaine anxiété palpable, le second fut miraculeux de précision fine, de passion éthérée, et elle y  a déployé avec la transparence d’un esprit les virevoltes et les sauts  qu’impose le rôle : une perfection dans afféterie, au cordeau, et une tendresse éperdue sur un visage tendu. A Giselle, on pleure au premier acte, d’émotion, quand la gamine meurt d’amour. Au second, on pleure devant la beauté, qui transcende le drame. Ce qui fut le cas.
 
Soirée d’exception, donc, à serrer dans les souvenirs et qui dut aussi beaucoup à l’engagement total du corps de ballet, exalté par la situation et désireux d’offrir un écrin à l’étoile : il a témoigné d’une superbe santé, qui rend optimiste, et donné à admirer quelque seconds rôles enlevés brillamment, notamment pour le Pas de deux des vendangeurs avec le réjouissant couple formé par Jack Gasztowtt et Marine Ganio. Tandis qu’en progression évidente, l’étoile Valentine Colasante incarnait une Reine des Willis altière et dure à souhait avec des lignes et un port de tête impeccablement dessinés. Quant au malheureux héros, Albrecht, responsable par son inconséquence, de cette tragique histoire, il y a mille façons de l’incarner, d’en faire un séducteur patenté ou un gamin frivole : Paul Marque n’est ni l’un ni l’autre. Un peu sage, esquissant les traits marquants de son personnage, à vrai dire peu gâté par la chorégraphie au premier acte, il a conquis au second par sa batterie, son ballon, la largeur de ses sauts. On lui pardonnait une certaine transparence grâce à ces étonnantes poussées de fièvre. Et, point faible ou point fort, le chef Patrick Lange imprimait à l’Orchestre de l’Opéra, dont les vents avaient quelques étrangetés, un allant qui mettait la belle et simple musique d’Adam au rang d’un tourbillonnant Vaisseau fantôme
 
Sur le plateau du Palais Garnier, d’autres Giselle continuent, en esprits habités, « d’errer mollement en l’air » , comme le disait Gautier de la Taglioni dans la Sylphide : toutes les valeurs en place ou montantes de l’Opéra s’y succèdent et notamment la fine Bleuenn Battistini, dernière couronnée, tous les Albrecht possibles battent leur entrechats pour assurer la pérennité du ballet, dans cette  production de 1998, fidèle aux costumes et décors d’Alexandre Benois, et affinée par Patrice Bart et Eugène Polyakov, mais la silhouette de Myriam Ould-Braham, gambadant auréolée de ses cheveux d’or de jeune fille puis ensuite resserrée, du bandeau à la pointe du chausson, tandis qu’elle glissait dans les vapeurs, restera gravée dans l’histoire du ballet français. On l’en remercie.
 
Jacqueline Thuilleux
 

(1)  www.concertclassic.com/article/enfin-letoile-quon-attendait-myriam-ould-braham-lopera-de-paris
 
 
Adam : Giselle – Paris, Palais Garnier, 18 mai 2024 ; prochaines représentations les 21, 22, 23, 24, 27,  28, 29, 30, 31 mai et le 1er juin 2024. www.operadeparis.fr 
 
© Svetlana Loboff – Opéra national de Paris

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