Journal
Les Archives du Siècle Romantique (13) – Antoine Reicha - Autobiographie (extraits)
Belle rentrée pour la musique d’Antoine Reicha (1770-1836). Tandis qu’un cycle « Reicha, musicien cosmopolite et visionnaire » (1) se déroule à Venise du 23 septembre au 4 novembre, avec entre autres de jeunes instrumentistes issus la Chapelle Reine Elisabeth, l’actualité discographique comble le mélomane curieux.
Par l’aperçu très complet qu’il offre de la musique de chambre et de piano du compositeur, le triple album (Alpha Classics) réalisé avec les Solistes de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth (2) retient l’attention, rassemblant le Quatuor op. 95 n° 1 et le Quintette op. 92 n° 2 (par le Quatuor Girard et l’altiste Tanguy Parisot), un riche bouquet de pièces pour clavier (partagées entre Josquin Otal, Victoria Vassilenko et Dorde Radevski) jouées sur un Bösendorfer aussi riche que bien capté, et, enfin, le Trio avec piano op. 101 n° 2 (par le Trio Medici) et le Trio pour trois violoncelles (par Han Bin Yoon, Kacper Novak et Justine Metral).
Mais on découvre avec beaucoup d’intérêt aussi le premier volume de l’intégrale du piano de Reicha qu’Ivan Ilić entreprend pour le label Chandos (3). Cet élan autour du compositeur ne pourra par ailleurs que pousser ceux qui ne l’auraient pas encore fait à se plonger dans les Quatuors op. 49 n° 1, op. 90 n° 2 et op. 94 n° 4 enregistrés en 2012 par le Quatuor Ardeo (L’empreinte digitale).
A l’instar de nombre de figures de la période charnière entre Classicisme et Romantisme, Antoine Reicha est resté longtemps oublié bien qu’il constitue un maillon important de l’histoire musicale. Né à Prague, il côtoya Beethoven, son exact contemporain, dans l’orchestre de la cour de Bonn au mitan des années 1780. Après un séjour à Hambourg, il vint étudier à Vienne, auprès de Salieri en particulier, avant s’installer définitivement en France en 1808 et de devenir professeur au Conservatoire de Paris une décennie plus tard.
« J’ai toujours aimé passionnément la France ; c’est là où j’ai mes amis les plus chers, mes habitudes, ma grande vivacité, ma manière de voir et de sentir, tout enfin sympathise d’une manière frappante avec les habitants de ce pays heureux », confie Reicha dans son autobiographie. Naturalisé français en 1829, il fut un pédagogue et théoricien influent (Onslow, Berlioz, Liszt, Gounod et Franck comptent parmi ses élèves). Que l’on se garde bien toutefois de le réduire aux divers traités qu’il a signés, à commencer par le Traité de haute composition musicale (5). Il n’est que de se plonger dans sa musique pour mesurer la singularité et l’imagination d’un vrai poète des sons.
Compte tenu de l’abondante actualité Reicha, les Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous présente chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, font tout naturellement place à ce musicien.
Alain Cochard
*
Antoine Reicha – Autobiographie (extraits)
[À Hambourg, j’ai] composé différents ouvrages instrumentaux et vocaux, que je n’ai pas eu le talent de faire valoir : et je n’ai jamais pu acquérir ce talent, ce qui est la cause que je n’ai été connu que fort tard, c’est-à-dire, après avoir travaillé près de 30 ans. Parmi ces ouvrages, il y avait 2 opéras dont l’un sur des paroles allemandes et l’autre sur des paroles françaises. Le poème allemand, intitulé L’Ermite sur l’île Formosa, était de Kotzebue, je n’ai pu obtenir sa mise en scène : 1er encouragement à la musique dramatique. Le poème français, intitulé Obaldi ou Les Français en Égypte, était d’un émigré français réfugié à Hambourg. Le théâtre français de cette ville a voulu faire représenter cet ouvrage, en 1798, mais il était écrit dans le livre du destin que cet opéra ne verrait jamais le jour. Beaucoup d’émigrés me conseillèrent de faire représenter cet ouvrage à un théâtre de Paris : leur conseil me parut juste et très avantageux pour moi, qui ne connaissais pas cette capitale. Je me décide donc à partir pour Paris, où je suis arrivé vers la fin de l’année 1799. Paris était alors dans une espèce de consternation, on en sait la cause. Napoléon y entra 15 jours après, revenant d’Égypte. On ne peut pas se faire idée de la sensation que j’ai éprouvée en voyant cette ville pour la 1re fois, le théâtre de tant d’événements si extraordinaires depuis la Révolution française. J’ai présenté mon opéra Obaldi au théâtre Favart et ensuite au théâtre Feydeau pour le faire représenter : inutiles efforts ! On m’a fait des compliments sur ma musique et on a rejeté le poème : second encouragement à la musique dramatique ! Pour ne pas perdre mon temps, j’ai débuté par une symphonie à grand orchestre au concert des amateurs de la rue de Cléry, alors très en vogue : elle obtint le plus grand succès. Plus tard je fis exécuter une autre symphonie au grand opéra, sous la direction de Monsieur Devismes, et une ouverture au théâtre Favart dans un concert que Rode y a donné à son bénéfice. MM. Cloiseau et Garat ont chanté dans plusieurs concerts mes scènes italiennes. J’ai cherché un poème pour l’un des deux théâtres comiques : Mme Saint-Aubin s’est donné elle-même la peine de m’en chercher, elle me recommanda à tous ses amis : je n’en obtient pas. M. Devismes m’en offre un pour le grand opéra, intitulé Télémaque : j’en fais les 2 ou 3 premières scènes. De tous côtés on me crie que je fais une sottise de faire la musique de cet ouvrage à cause du ballet de Télémaque qui a eu tant de succès au même théâtre. Je m’arrête ; M. Devismes m’en veut et tout finit là.
[…]
Antoine Reicha © DR
Ce qui a contribué à faire ma réputation en France : 1. la grande quantité d’élèves que j’y ai formés ; 2. les ouvrages didactiques sur la composition que j’ai publiés ; 3. les 24 quintetti pour les instruments à vent que j’ai composé et fait valoir.
À force de méditer, j’ai trouvé une manière claire, concise et qui mène rapidement au but d’enseigner toutes les branches de la composition musicale. J’avais d’abord entrepris ce grand travail pour ma propre satisfaction, sauf à en publier un jour les résultats : car je n’avais presque pas fait d’élèves de composition avant 1809. Le hasard a fait que quelques artistes célèbres de la capitale ont désiré prendre de mes leçons, quoiqu’ils aient suivi antérieurement des cours sur la composition. Surpris et enchantés de cette nouvelle manière d’enseigner ils en ont parlé partout avec enthousiasme ; cela suffisait pour lui donner une grande vogue. Ainsi les premières personnes qui ont propagé cette école, étaient précisément des artistes qui étaient en état de la juger et de la juger impartialement : ce sont MM. Rode, Vogt, Baillot, Dauprat, Habeneck aîné et tant d’autres.
[…]
© DR
J’ai toujours aimé passionnément la France ; c’est là où j’ai mes amis les plus chers, mes habitudes, ma grande vivacité, ma manière de voir et de sentir, tout enfin sympathise d’une manière frappante avec les habitants de ce pays heureux. J’ai épousé une Parisienne, bonne et excellente épouse, mère et amie. Je suis père de 2 enfants. Je n’ai pas de talent pour amuser les sociétés et encore mois le temps de les fréquenter : je ne sais pas solliciter, faire la cour à des personnes en place, intriguer et passer une partie de ma vie dans les antichambres : aussi je n’ai, depuis 20 ans que je suis à Paris, ni décoration, ni fortune, ni place lucrative : mais j’ai de bons amis, je suis aimé, estimé et je jouis d’une réputation intacte non seulement en France, mais partout en Europe, que je tâche de mériter de plus en plus en travaillant sans cesse, ce qui est mon plus grand bonheur. Il serait difficile d’énumérer ici la quantité d’ouvrages dans tous les genres que j’ai composés : plus de cent œuvres sont gravés ; plus de 50 à 60 sont encore inédits parmi lesquels se trouvent ceux qui sont les plus importants, excepté mes traités et les 24 quintetti pour les instruments à vent qui sont déjà publiés.
La version intégrale de ce texte, resté longtemps à l’état de manuscrit, peut être lue dans Antoine Reicha, Écrits inédits et oubliés, volume 1 : Autobiographie, articles et premiers écrits théoriques, édités par Hervé Audéon, Alban Ramaut et Herbert Schneider, Hidelsheim : Georg Olms Verlag, 2011, p. 60-106.
(1) Cycle « Reicha, musicien cosmopolite et visionnaire »
Venise – Palazzetto Bru Zane
Du 23 septembre au 14 novembre 2017
Concert de présentation du cycle, avec Djordje Radevski (piano), le 14 septembre
www.bru-zane.com/fr/concerti-e-opere-2017-2018/ciclo-antoine-reicha-musicista-cosmopolita-e-visionario/
(2) Reicha, Musique de chambre ; Solistes de la Chapelle Reine Elisabeth / 3 CD Alpha Classics (ALPHA 369)
(3 )Reicha, intégrale de la musique pour piano (vol. 1) ; Ivan Ilić (piano)/ Chandos (CHAN 10950)
(4) Reicha, Quatuors op. 49 n° 1, op. 90 n° 2 & op. 94 n° 3 ; Quatuor Ardeo / L’empreinte digitale (ED 13240)
(5) Daté de 1824, le Traité de haute composition musicale est disponible en libre accès, au même titre que le Traité de mélodie (1814) et le Cours de composition musicale ou Traité complet d'harmonie pratique (1818) sur www.bruzanemediabase.com/fre/Personnes/REICHAAntoine
Photo (Portrait d’Antoine Reicha) © DR
Derniers articles
-
17 Décembre 2024Alain COCHARD
-
16 Décembre 2024Jacqueline THUILLEUX
-
14 Décembre 2024Laurent BURY