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Les Archives du Siècle Romantique (29) – Deux lettres d’Henri Duparc à Jean Cras
Les Archives du Siècle Romantique (29) – Deux lettres d’Henri Duparc à Jean Cras
Du 6 au 28 avril, le Festival « Les Musiciens dans la Grande Guerre » que le Palazzetto Bru Zane programme à Venise promet de faire le bonheur des mélomanes curieux d’aspects méconnus de la musique française du début du XXe siècle. Debussy et Ravel ne résument pas cette période comme le manque de curiosité de certains programmateurs et interprètes pourrait finir par le faire croire. Si le PBZ n’a pas exclu ces deux auteurs, pas plus que Fauré, de sa programmation, il s’est d’abord attaché à offrir le panorama le plus large de la création musicale à l’époque du premier conflit mondial. Saint-Saëns, Roussel, Caplet, Bonis, Ropartz, Vierne, Magnard sont présents, mais aussi – et en très belle place ! – Jean Cras (1879-1932). L'artiste breton céda à l’appel de la musique comme à celui de la mer, mais à la différence d’un Rimski-Korsakov ou d’un Roussel, il ne renonça pas au grand large pour se consacrer uniquement à sont art et parvint à concilier ses deux passions.
Au disque, l’éditeur Timpani – suivi par des interprètes convaincus et passionnés – a beaucoup fait, ce depuis très longtemps, pour la diffusion de la production de Jean Cras : piano, mélodies, musique de chambre, œuvres orchestrales – dont un Concerto pour piano et un admirable tryptique symphonique : Journal de bord –, sans oublier Polyphème, unique opéra de l’auteur, créé à l’Opéra-Comique en 1922.
Reste que l’œuvre du musicien brestois demeure un territoire assez secret et l’on ne peut que se réjouir de bientôt y retrouver des musiciens tels que Valeria Kafelnikov, Philippe Bernold, Pierre Fouchenneret, Nicolas Bône, Judith Fa, Edgar Moreau, Pierre-Yves Hodique, François Dumont ou encore les Trios Van Baerle et Wanderer, tous à l’affiche du festival vénitien « Les Musiciens dans la Grande Guerre ».
Au disque, l’éditeur Timpani – suivi par des interprètes convaincus et passionnés – a beaucoup fait, ce depuis très longtemps, pour la diffusion de la production de Jean Cras : piano, mélodies, musique de chambre, œuvres orchestrales – dont un Concerto pour piano et un admirable tryptique symphonique : Journal de bord –, sans oublier Polyphème, unique opéra de l’auteur, créé à l’Opéra-Comique en 1922.
Reste que l’œuvre du musicien brestois demeure un territoire assez secret et l’on ne peut que se réjouir de bientôt y retrouver des musiciens tels que Valeria Kafelnikov, Philippe Bernold, Pierre Fouchenneret, Nicolas Bône, Judith Fa, Edgar Moreau, Pierre-Yves Hodique, François Dumont ou encore les Trios Van Baerle et Wanderer, tous à l’affiche du festival vénitien « Les Musiciens dans la Grande Guerre ».
Jean Cras en 1902 © PBZ
« Le fils de mon âme » : la formule d’Henri Duparc (photo) en dit long sur la force du lien qui s’était établi entre Jean Cras et son professeur, rencontré vers 1900. Une abondante correspondance l’illustre, dont on conserve les lettres de Duparc à Cras. Elles ont été publiées il y a quelques années aux Editions Symétrie (1), présentées et annotées par Stéphane Topakian, fervent avocat du compositeur breton et par ailleurs fondateur et directeur du label Timpani qui, on l’a souligné plus haut, a tant fait pour sa musique.
C’est dans cet ouvrage que les Archives du Siècle Romantique puisent la matière de leur 29e épisode : deux lettres de Duparc à son disciple. L’une d’août 1914, hantée par la menace allemande et la perspective d’une guerre durant laquelle Cras se distingua, en particulier en Adriatique. L’autre de janvier 1919 dans laquelle le vieux maître confie – au désormais capitaine de corvette – toutes les craintes que lui inspire l’après-guerre, anticipant les prémonitions – hélas vérifiées ... – du grand Bainville dans ses Conséquences politiques de la paix (1920).
Alain Cochard
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Tarbes (Hautes-Pyrénées), 52 rue Soult
6 août 1914
Quelles heures angoissantes, cher ami ! Bien que vous n’en ayez – j’en suis sûr – jamais douté, je tiens à vous dire que vos vieux amis sont très près de vous, et que, du plus profond de leur cœur, ils prient pour vous tous les jours, pour votre frère, pour tous enfin.
Nous sommes dans la plus horrible incertitude au sujet de notre fils Léon : il était dernièrement au Centre d’Aviation du Camp d’Avord, il a obtenu l’autre jour son brevet d’aviateur militaire, mais deux bons mois d’entraînement sont encore nécessaires, nous disait-il, pour qu’il ait son brevet de pilote. Dans ces conditions, que va-t-on faire de lui ? Sera-t-il employé malgré cela comme aviateur, ou a-t-il rejoint son régiment, et fera-t-il la guerre comme officier de hussards ? Nous n’en savons absolument rien, n’ayant aucune nouvelle de lui.
Quelle horreur que cette invasion de barbares ! Enfin,… il est certain que ça ne pouvait pas durer, et que l’Allemagne est en mauvaise posture – mauvaise posture qu’elle aggrave sans aucun doute par toutes ces violations de neutralité. La fin de la guerre ne me paraît pas douteuse, quand la Russie pourra intervenir efficacement ; mais il faut pour cela cinq ou six semaines : que se passera-t-il d’ici là ?... Si au moins, alors, ces exécrables teutons pouvaient être exterminés ! Je regrette souvent d’être obligé d’en aimer quelques-uns, – Bach, Beethoven, Wagner, Schubert, Schumann, Gluck, etc. – il est vrai que ceux-là n’étaient pas des pangermanistes, c’est-à-dire des espèces de Huns. Et puis, nous avons des teutons de l’intérieur que je déteste au moins autant que les vrais : ceux-ci ne tuent que les corps ; leur sauvagerie régénère les âmes plutôt qu’elle ne les perd. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
Que Dieu vous accompagne, mon cher ami, – laissez-moi dire mon cher enfant, puisque vous êtes pour moi comme un fils très aimé : qu’il vous protège, vous préserve, et vous rende à ceux que vous aimez. Je vous embrasse de toute mon âme et vous envoie les plus affectueux souvenirs et vœux de Mme Duparc.
À vous.
H. Duparc
6 août 1914
Quelles heures angoissantes, cher ami ! Bien que vous n’en ayez – j’en suis sûr – jamais douté, je tiens à vous dire que vos vieux amis sont très près de vous, et que, du plus profond de leur cœur, ils prient pour vous tous les jours, pour votre frère, pour tous enfin.
Nous sommes dans la plus horrible incertitude au sujet de notre fils Léon : il était dernièrement au Centre d’Aviation du Camp d’Avord, il a obtenu l’autre jour son brevet d’aviateur militaire, mais deux bons mois d’entraînement sont encore nécessaires, nous disait-il, pour qu’il ait son brevet de pilote. Dans ces conditions, que va-t-on faire de lui ? Sera-t-il employé malgré cela comme aviateur, ou a-t-il rejoint son régiment, et fera-t-il la guerre comme officier de hussards ? Nous n’en savons absolument rien, n’ayant aucune nouvelle de lui.
Quelle horreur que cette invasion de barbares ! Enfin,… il est certain que ça ne pouvait pas durer, et que l’Allemagne est en mauvaise posture – mauvaise posture qu’elle aggrave sans aucun doute par toutes ces violations de neutralité. La fin de la guerre ne me paraît pas douteuse, quand la Russie pourra intervenir efficacement ; mais il faut pour cela cinq ou six semaines : que se passera-t-il d’ici là ?... Si au moins, alors, ces exécrables teutons pouvaient être exterminés ! Je regrette souvent d’être obligé d’en aimer quelques-uns, – Bach, Beethoven, Wagner, Schubert, Schumann, Gluck, etc. – il est vrai que ceux-là n’étaient pas des pangermanistes, c’est-à-dire des espèces de Huns. Et puis, nous avons des teutons de l’intérieur que je déteste au moins autant que les vrais : ceux-ci ne tuent que les corps ; leur sauvagerie régénère les âmes plutôt qu’elle ne les perd. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
Que Dieu vous accompagne, mon cher ami, – laissez-moi dire mon cher enfant, puisque vous êtes pour moi comme un fils très aimé : qu’il vous protège, vous préserve, et vous rende à ceux que vous aimez. Je vous embrasse de toute mon âme et vous envoie les plus affectueux souvenirs et vœux de Mme Duparc.
À vous.
H. Duparc
Jean Cras vers 1930 © PBZ
Capitaine de corvette Cras, Dieppe
Tarbes, 19 janvier 1919
Depuis des jours et des jours, mon bien cher ami, je veux vous écrire. C’est vraiment un peu ridicule de vous envoyer le 19 janvier mes plus tendres souhaits de bonne année. Que voulez-vous !… Malgré toute la bonne volonté du monde, par le temps ultra-sombre dont nous jouissons depuis six semaines, il m’est absolument impossible d’écrire, même très mal : j’ai essayé plusieurs fois, mais sans parvenir à autre chose qu’à des gribouillages tout à fait illisibles qui ne pouvaient servir qu’à allumer le fourneau. Enfin, aujourd’hui, la lumière est un peu plus claire et j’en profite bien vite pour barbouiller quelques lignes dans lesquelles vous savez bien tout ce que je ne peux pas y mettre – la profonde et fidèle affection de mon cœur pour vous et pour tous les vôtres. Je remercie Dieu de vous avoir préservé, comme, d’ailleurs, je le lui ai demandé chaque jour depuis le commencement de la guerre. Je me réjouis naturellement de notre grande victoire ; mais portera-t-elle tous les fruits ? J’avoue que je n’ose l’espérer : pour ma conviction, la victoire sur le boche n’est qu’une étape du salut final, – dans lequel j’ai une confiance illimitée – et qui ne sera faite que par le retour en France de la foi française. Une chose m’a continuellement frappé depuis plus de quatre ans : la simultanéité de la protection évidente – miraculeuse même – et du châtiment mérité : Dieu nous donnait de magnifiques victoires (la Marne, l’Yser, Verdun, etc.) ; mais nous ne pouvions profiter d’aucune. J’ai bien peur qu’il n’en soit encore de même pour cette dernière, malgré ses apparences de désastre boche… M. Foch avait splendidement manœuvré pour encercler l’armée allemande dans Sedan et la tenait là comme entre deux pinces et elle y eût été définitivement détruite si l’armistice avait été seulement retardé de sept ou huit jours. Mais il a été imposé je ne sais comment ni par qui, les Allemands signèrent précipitamment tout ce qu’on voulut, pour sauver les 750 000 hommes pris comme dans une souricière : ils les sauvèrent en effet, et on eut, selon moi, le très grand tort de ne pas fixer, au moment même de la fuite boche, les préliminaires de la paix, et maintenant les décisions, au lieu d’être militaires, vont être prises autour d’un tapis vert, où l’unanimité est requise, et où, par conséquent, risque de ne pas être acceptée la clause la plus nécessaire, la dislocation de l’unité allemande (car si l’unité existe, peu importe qu’elle soit impériale ou républicaine : tout sera à recommencer dans 20 ou 30 ans). Voilà, cher ami, ce que je crains, parce que la France ne s’est pas encore agenouillée : c’est là que Dieu veut la mener avant de la sauver.
[…] Je vous embrasse tous, mon ami, y compris Madame Cras, qui permettra cela, et vous aussi, à un ami qui aura demain 71 ans.
À vous de cœur.
H. Duparc
Capitaine de corvette Cras, Dieppe
Tarbes, 19 janvier 1919
Depuis des jours et des jours, mon bien cher ami, je veux vous écrire. C’est vraiment un peu ridicule de vous envoyer le 19 janvier mes plus tendres souhaits de bonne année. Que voulez-vous !… Malgré toute la bonne volonté du monde, par le temps ultra-sombre dont nous jouissons depuis six semaines, il m’est absolument impossible d’écrire, même très mal : j’ai essayé plusieurs fois, mais sans parvenir à autre chose qu’à des gribouillages tout à fait illisibles qui ne pouvaient servir qu’à allumer le fourneau. Enfin, aujourd’hui, la lumière est un peu plus claire et j’en profite bien vite pour barbouiller quelques lignes dans lesquelles vous savez bien tout ce que je ne peux pas y mettre – la profonde et fidèle affection de mon cœur pour vous et pour tous les vôtres. Je remercie Dieu de vous avoir préservé, comme, d’ailleurs, je le lui ai demandé chaque jour depuis le commencement de la guerre. Je me réjouis naturellement de notre grande victoire ; mais portera-t-elle tous les fruits ? J’avoue que je n’ose l’espérer : pour ma conviction, la victoire sur le boche n’est qu’une étape du salut final, – dans lequel j’ai une confiance illimitée – et qui ne sera faite que par le retour en France de la foi française. Une chose m’a continuellement frappé depuis plus de quatre ans : la simultanéité de la protection évidente – miraculeuse même – et du châtiment mérité : Dieu nous donnait de magnifiques victoires (la Marne, l’Yser, Verdun, etc.) ; mais nous ne pouvions profiter d’aucune. J’ai bien peur qu’il n’en soit encore de même pour cette dernière, malgré ses apparences de désastre boche… M. Foch avait splendidement manœuvré pour encercler l’armée allemande dans Sedan et la tenait là comme entre deux pinces et elle y eût été définitivement détruite si l’armistice avait été seulement retardé de sept ou huit jours. Mais il a été imposé je ne sais comment ni par qui, les Allemands signèrent précipitamment tout ce qu’on voulut, pour sauver les 750 000 hommes pris comme dans une souricière : ils les sauvèrent en effet, et on eut, selon moi, le très grand tort de ne pas fixer, au moment même de la fuite boche, les préliminaires de la paix, et maintenant les décisions, au lieu d’être militaires, vont être prises autour d’un tapis vert, où l’unanimité est requise, et où, par conséquent, risque de ne pas être acceptée la clause la plus nécessaire, la dislocation de l’unité allemande (car si l’unité existe, peu importe qu’elle soit impériale ou républicaine : tout sera à recommencer dans 20 ou 30 ans). Voilà, cher ami, ce que je crains, parce que la France ne s’est pas encore agenouillée : c’est là que Dieu veut la mener avant de la sauver.
[…] Je vous embrasse tous, mon ami, y compris Madame Cras, qui permettra cela, et vous aussi, à un ami qui aura demain 71 ans.
À vous de cœur.
H. Duparc
Signature d'Henri Duparc © Coll. part
(1)
Henri Duparc : Lettres à Jean Cras; "le fils de mon âme" / Présentées et annotées par Stéphane Topakian (Symétrie & Palazzetto Bru Zane) 192p., 20 € / symetrie.com/fr/titres/lettres-a-jean-cras
Festival "Les Musiciens dans la Grande Guerre"
Du 6 au 28 avril 2019
Venise - Palazzetto Bru Zane
www.bru-zane.com/fr/concerti-e-opere-2018-2019/ciclo-i-musicisti-nella-grande-guerra/
Photo (Henri Duparc) © Archives Leduc
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