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Les Archives du Siècle Romantique (69) – « Une jeune fille au bal » (Edmond de Goncourt, Chérie -1884 (extraits) / "Les Nuits de Paris" par Les Siècles
François Xavier Roth et les musiciens des Siècles nous gâtent ! Il y a quelques jours, le programme des 20 ans de la fondation de l’orchestre, dont la tournée faisait étape le 10 janvier au Théâtre des Champs-Elysées, est venu combler les amoureux de musique française. Du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy à La Valse de Ravel, l’art de la couleur et des caractères du chef et de ses troupes a fait merveille dans des partitions profondément suggestives. On a été autant séduit par le relief et le sens de l'image qui se manifestaient dans L’Apprenti sorcier – avec un formidable contrebasson ! – ou dans les délicieuses Scènes alsaciennes de Massenet, qu’admiratif de la manière dont, dans pages issues de ballets (Namouna de Lalo, Bacchus et Ariane de Roussel), les Siècles ont su préserver la dimension chorégraphique tout en assumant une ampleur symphonique – avec quelle santé les goûteuses harmonies d'Edouard Lalo s’épanouissaient-elles !. Du grand art, jusqu’à l’Adagietto de L’Arlésienne en bis, métamorphosé en un entêtant parfum de musique.
Noël est passé, mais Roth et sa formation continuent de nous gâter ! Au disque cette fois avec un album de musique de danse française intitulé « Les Nuits de Paris ». Parmi bien d’autres raisons, la force du Palazzetto Bru Zane tient à ce qu’une entreprise bénéfique à la connaissance du répertoire ne se réduit jamais à un concert ou à une représentation unique et se pérennise via l’enregistrement – ou le livre dans le cas d’un colloque.
Réponse du berger parisien à la bergère viennoise et son traditionnel – et assez empesé – Concert du Nouvel An, le « Nouvel an à la française » des Siècles, programmé le 2 janvier 2022 à la Philharmonie de Paris, avait remporté un franc succès. Sur sa lancée, une semaine plus tard, à Tourcoing, Roth et ses troupes ont confié aux micros l’essentiel des pages données quelques jours plus tôt.
François-Xavier Roth © Holger Talinski
Le résultat est désormais disponible (sortie officielle le 27 janvier) et si, de la Ouistiti Polka de Philippe Musard – chef des Bals de l’Opéra au début du Second Empire, Isaac Strauss (illustration) prit sa succession en 1854 et s'y maintint jusqu'en 1869 – à L’Amour s’éveille (1911) de Jeanne Danglas (1871-1915), la période couverte est étendue, ce disque preste et pétillant en diable célèbre de bout en bout un goût pour la danse de la capitale française qui connut son acmé sous Napoléon III. Pages issues d’opéras (Gounod, Joncières, Saint-Saëns et l’irrésistible valse du Timbre d’argent), de ballets (la Valse lente de Coppélia est bien là !), morceaux directement destinés au bal : « Les Nuits de Paris » offrent un véritable « éloge de la dansomanie » pour reprendre le titre du texte de présentation très fouillé que signent Alexandre Dratwicki et Etienne Jardin.
Edmond de Goncourt (1822-1896) – Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Ce n’est pas du côté de la critique musicale que ces premières Archives du Siècle Romantique de 2023 se tournent pour faire écho à la sortie des « Nuits de Paris », mais vers la littérature avec quelques extraits de Chérie, roman qu’Edmond de Goncourt (1822-1896) publia en 1884. Quatorze ans après Sedan – 1870, qui vit aussi la mort prématurée de son frère cadet Jules à 39 ans – l’écrivain y fait revivre l’atmosphère du régime défunt en suivant le parcours de l'héroïne, Chérie, de l'enfance à ses 20 ans. « C’est une monographie de jeune fille, observée dans le milieu des élégances de la richesse, du pouvoir, de la suprême bonne compagnie, confie l’auteur dans la préface, une étude de jeune fille du monde officiel sous le second Empire. » (2)
« Passion effrénée » de Chérie pour le bal, fascination pour sa « frénésie capricante », champagne, érotisme ... Un contrepoint littéraire idéal à un disque aussi intensément français que séduisant.
Alain Cochard
*
Edmond de Goncourt, Chérie, Paris : Charpentier, 1884, extraits.
LXXX
L’amour du bal devenait pour Chérie une rage, une passion effrénée. Le jour de la journée n’existait plus pour la jeune fille, elle le dormait, et en un sommeil qui gardait une activité fébrile, et dans lequel elle trouait ses draps à la place de ses orteils, frottant perpétuellement contre la toile.
Elle n’avait plus de plaisir à vivre que la nuit, aux lumières, dans l’enivrement de la musique, le tourbillonnement de la danse, la surexcitation des regards, des compliments, des frôlements énamourés. Il fallait pour la tenir éveillée, amusée, intéressée, le bruit, l’agitation, la gaieté nerveuse, l’espèce de frénésie capricante du bal, et cela jusqu’à six heures du matin, jusqu’à la dernière figure du cotillon.
Notez qu’elle n’était amenée au bal par aucun sentiment tendre, aucun penchant, aucun petit coup de cœur pour un danseur quelconque, mais seulement par une sorte de fièvre chaude de son être, un besoin exaspéré de rendre tout le monde amoureux d’elle, un prurit de coquetterie féroce, inhumaine.
Elle rencontrait là aussi, il faut le dire, un peu du plaisir grisant apporté à l’homme et à la femme par l’excès des exercices physiques et l’outrance des gymnastiques forcenées, par la brisante fatigue de la danse, dont elle sortait lassée à ne pouvoir plus se tenir debout sur ses pieds, quand on lui jetait aux épaules sa sortie de bal.
Bal masqué à l'Opéra par Lami © Collection PBZ
LXXXI
Dans cette succession de bals sans trêve, ni interruption, ni repos d’un jour, pour n’en point manquer un seul par l’oubli ou la fatigue d’un coiffeur, et même ne pas voir son attente reculée d’une heure ou deux, la petite-fille du maréchal avait imaginé un moyen à la fois ingénieux et expéditif.
Chérie se faisait coiffer par sa femme de chambre avec des gazons, de grandes herbes vertes tressées en couronne au-dessus de ses cheveux épars, et lui tombant jusqu’aux jarrets : coiffure qui scandalisait les rigides mères de famille, et d’où était venue à la petite-fille du maréchal le surnom de l’échevelée.
La valse fait fureur, la polka aussi ! Gravure tirée de la série " La Polkamanie" © Paris Musées - Musée Carnavalet
LXXXII
Dans la vie mondaine, en ces bals, ces concerts, ces soirées, la jeune fille respire de la volupté.
Tout sollicite ses sens, tout éveille ses désirs, tout parle à l’être physique. C’est le bruit lubrifiant de la musique instrumentale, c’est la romance langoureuse que chante un joli ténor, c’est la valse, cette danse où la valseuse tourne entre les bras de l’homme, à la fois enivrée et défaillante, c’est cette torpide chaleur charriant des senteurs de plantes tropicales, c’est ce verre de Champagne… c’est, enfin, ce délire particulier qui, aux heures de la nuit, vient aux femmes en ces lieux de vertige, où l’on voit de modestes fillettes soudainement transformées, et avec toutes sortes de coquetteries provocantes et d’effronteries naïves, montrer leurs maigres poitrines aux petits seins naissants et de la chair décolletée, qui semblent heureuses de boire de la lumière et des regards d’hommes.
Mais, dans l’échauffement amoureux apporté par le monde à la jeune fille, qu’est-ce que la musique, les romances et tout le reste, auprès du spectacle de ce monde lui-même ? Là, tout le temps, les sourires des yeux et de la bouche, les poses, les attitudes, les jeux de l’éventail, causent amour, déclarent des sentiments prêts à se rendre, avouent des liaisons ; et au fond, sous la convention et le mensonge d’une réunion appelée : bal, concert, soirée, il n’y a guère que des rendez-vous et des rencontres passionnées.
La jeune fille commence à percevoir que ces assemblées n’ont lieu, ni pour la danse, ni pour le buffet, ni pour les plaisirs qu’on annonce y prendre et, avec les lucidités que la femme, toute jeune qu’elle est, a des choses de l’amour, et avec ce qu’elle surprend dans un regard, et ce qu’elle devine dans un chuchotement de contredanse, et ce qu’elle entrevoit dans des riens invisibles, elle ressent la sensation de se trouver dans un endroit où l’on s’aime tout autour d’elle, et où, tout autour d’elle, est nouée une tendre chaîne de relations intimes.
Vivre là-dedans, en ayant sous les yeux l’exemple tentant des autres femmes, c’est cruel, savez-vous, pour de grandes filles en âge de faire des enfants.
(1) « Les Nuits de Paris », musique de danse des Folies Bergère à l’Opéra / 1 CD Palazzetto Bru Zane/dist. Outhere, sortie officielle le 27 janvier 2023
bru-zane.com/fr/pubblicazione/les-nuits-de-paris/#
Illustration : Caricature d'Isaac Strauss par Gill, publiée dans le n° 44 de La Lune (6 janvier 1867) © Paris Musées - Musée Carnavalet
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