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Les Archives du Siècle Romantique (74) – Un entretien avec Massenet au sujet d’Ariane (La Liberté, 4 octobre 1906)
Parution discographique très attendue cette rentrée : le Palazzetto Bru Zane révèle une fois de plus un opéra méconnu de Massenet (1), une œuvre appartenant à sa dernière période créatrice. Plus d’un siècle après succès remporté en 1906 à Paris, Ariane retrouvera-t-elle enfin la faveur du public ?
Malgré l’oubli dans lequel Ariane était tombé jusqu’au début du XXIe siècle, cet opéra avait connu une cinquantaine de représentations au Palais Garnier dès la première saison, et y avait été repris en 1937 avec Germaine Lubin, sans compter les productions données à Nice et Bruxelles dès 1907. C’est seulement en 2007 qu’il a été remonté, dans le cadre du festival de Saint-Etienne : bien que saluée par la critique, cette résurrection était restée sans lendemain. Le disque qui paraît ce mois-ci, reflet d’un concert donné à Munich en janvier dernier, vient confirmer tout le bien qu’on avait pu lire d’Ariane et en penser grâce à diverses exécutions fragmentaires ou en réduction pour piano.
Laurent Campellone © laurent-campellone.com
Sous la direction affûtée et amoureuse de Laurent Campellone
Ce que révèle d’abord le disque, c’est la somptuosité de l’orchestration. Pour diriger cette partition de la maturité de Massenet, il était on ne peut plus logique de faire appel au seul chef qui la connaissait déjà : Laurent Campellone, déjà à la baguette lors des représentations stéphanoises d’il y a quinze ans. Grâce à sa direction affûtée et amoureuse, on retrouve tout ce raffinement des timbres que l’on redécouvrait encore récemment avec Grisélidis en version de concert (2). L’orchestre de la radio de Munich prodigue les beautés instrumentales et les fréquentes interventions du chœur de la radio bavaroise sont tout aussi remarquables.
Amina Edris (Ariane) © Capucine de Chocqueuse
Passions fortes
Près de vingt ans après Esclarmonde, Massenet a eu le temps de mieux digérer l’influence wagnérienne, que l’on entend non seulement à des détails comme ces sirènes qui ouvrent et ferment l’œuvre à la manière des filles du Rhin, mais aussi et surtout dans la déclamation des monologues et des ariosos. Paradoxalement, l’auditeur moderne peut aussi retrouver un écho de la tragédie lyrique du Grand Siècle dans un opéra en cinq actes qui, comme Hippolyte et Aricie, inclut une descente aux enfers et dont les deux premiers actes sont ponctués par cet équivalent des « divertissements » que sont les scènes de la libération des enfants offerts en pâture au Minotaure et la tempête survenue en mer. Le livret de Catulle Mendès ne mérite pas les gémonies auxquelles on l’a parfois voué, d’autant qu’il offrait au compositeur l’occasion d’exprimer des passions fortes manifestées par des personnages fermement dessinés. De la volupté, il y en a, mais aussi de la colère et du désespoir, magnifiquement traduits, et si la postérité a estimé qu’avec Dukas et Richard Strauss, il y avait déjà assez de titres lyriques incluant Ariane dans les premières décennies du siècle dernier, il serait grand-temps de réviser ce jugement abusif.
Kate Aldrich (Phèdre) © Fadil Berisha
Superbe investissement dramatique
Ce qui explique peut-être en partie l’injuste oubli d’Ariane, c’est que cet opéra appelle de grandes voix. Comme on pouvait le présager après son Alice de Robert le diable, Amina Edris incarne le rôle-titre de manière tout à fait admirable, avec une tessiture maîtrisée d’un bout à l’autre et un superbe investissement dramatique. Tout aussi engagée, avec une couleur vocale qui la distingue nettement de sa sœur, Kate Aldrich livre une fort belle prestation, dans un français tout à fait correct bien qu’il n’ait pas le même naturel idiomatique. Si elle avait le talent que déploie Julie Robard-Gendre dans la courte mais frappante apparition de Perséphone, on comprend que Lucy Arbell ait pu convaincre Massenet de concevoir pour elle toutes ses dernières héroïnes.
Julie Robard-Gendre (Perséphone) © Ledroit-Perrin
On aimerait retrouver prochainement Marianne Croux dans un rôle plus développé que celui d’Eunoé, dont elle tire le meilleur parti. Figurante de luxe, Judith van Wanroij n’a guère que la descente sur terre de Vénus (alias Cypris) pour montrer ici de quoi elle est capable. De même, Yoann Dubruque et Philippe Estèphe sont sollicités pour les quelques répliques de personnages annexes. Jean-François Borras prête un timbre séduisant au très veule Thésée, trop facilement ensorcelé par la cadette de celle qui l’a aidé à sortir du labyrinthe. Quant à Jean-Sébastien Bou, très en voix, il campe un Pirithoüs plein de noblesse et d’ardeur. On rêve maintenant de voir sur scène les splendeurs de cette Ariane, et l’on enrage que son pendant Bacchus ait vu sa recréation déjà déprogrammée plusieurs fois. Patience ...
Evénement discographique, la sortie du premier enregistrement mondial d’Ariane dans la collection Opéra français du PBZ offre aux Archives du Siècle Romantique l’occasion de vous présenter un entretien de Léo Marchès avec Jules Massenet paru dans La Liberté du 4 octobre 1906, en prévision de la création du 31 octobre au Palais Garnier.
Laurent Bury
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© DR
UN ENTRETIEN AVEC M. MASSENET
On a commencé, à l’Opéra, les répétitions d’ensemble de l’Ariane de MM. Massenet et Catulle Mendès, qui sera la grande nouveauté musicale de l’année. Un véritable enthousiasme règne, à l’Académie nationale, autour de l’œuvre nouvelle et chacun s’y donne de tout cœur, avec la foi et l’ardeur qu’inspirent toujours les productions du maître, à qui la scène française doit Manon et Werther.
J’ai demandé à M. Massenet la faveur d’entendre de sa bouche quelques détails sur son œuvre nouvelle et l’illustre musicien a bien voulu m’accorder un entretien. Dans le vaste cabinet que son éditeur lui réserve en permanence et où, en de longues séances de collaboration fébrile du compositeur et du poète, Ariane prit corps, j’ai trouvé M. Massenet plus jeune, plus vivant, plus vibrant que jamais, et cette conversation, dans laquelle je fus réduit au rôle d’auditeur et aux fonctions d’enregistreur, fut pour moi un délice véritable. Je ne puis malheureusement pas vous faire partager l’impression ressentie. Je me bornerai donc à transcrire, sous la dictée du maître, les renseignements concernant sa pièce.
Lucienne Bréval, créatrice du rôle, en Ariane - L'Album Comique Dramatique & Musical, n° 9, novembre 1908 © Coll. part.
— J’ai mis, m’a dit M. Massenet, trois ans et huit mois à écrire ma partition, en travaillant d’arrache-pied, selon mon habitude. Quand je suis à ma campagne d’Egreville, dans le Loiret, je fournis jusqu’à quinze et seize heures de travail par jour. C’est donc vous dire que la partition d’Ariane est très importante – j’entends au point de vue du labeur matériel qu’elle représente.
Vous connaissez le sujet d’Ariane. Il est classique : Ariane, enlevée par Thésée, qu’elle adore, voit peu à peu sa sœur Phèdre la supplanter dans le cœur du héros et, abandonnée dans l’île de Naxos, se jette dans la mer pour y trouver la mort. Ce sujet, à la fois poétique et philosophique, où pleurent toutes les affres de la passion sincère, déchirée par l’ingratitude humaine, me hantait depuis longtemps. Et il s’est trouvé qu’il séduisait également Catulle Mendès. Comment fûmes-nous amenés à en causer ensemble ? Lequel de nous deux en parla le premier ? Je serais bien embarrassé de vous le dire aujourd’hui. Toujours est-il que nous tombâmes d’accord tout de suite et que nos deux enthousiasmes se poussant l’un l’autre, nous décidâmes d’écrire Ariane pour l’Opéra.
Catulle Mendès a écrit un poème admirable de clarté, de simplicité et de passion. Il n’a point cherché de complications ni de symboles. Il a traité le sujet classique de la passion et de l’abandon d’Ariane et il l’a traité avec maîtrise : un musicien est heureux de trouver, pour l’inspirer, un pareil collaborateur.
Massenet dans son cabinet de travail à Egreville - Musica, nov. 1906 ( p.168) © Coll. part.
L’ouvrage a cinq actes. Le premier se déroule devant l’antre du Minotaure. Le second, dans une galère en pleine mer, décor extrêmement curieux et original. Le troisième, au palais de Naxos. Et c’est là que le drame, jusque-là empli seulement par la passion amoureuse d’Ariane et de Thésée, prend toute son ampleur. Il y a là deux scènes qui, au point de vue théâtre, sont de toute beauté : celle où Phèdre, chargée par sa sœur de parler à Thésée pour essayer de le lui ramener, finit par avouer son amour au héros, et la scène admirable dans laquelle Ariane, se voyant trahie par sa sœur, exhale ses douleurs...
... Oh la cruelle ! Oh ! le cruel !
Ils se sont mis à deux pour déchirer mon cœur !
Lucie Arbell, créatrice du rôle, en Perséphone - Musica, août 1908 (p. 117) © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Le quatrième acte se passe aux enfers, dans le Tartare, séjour des damnés. Le décor exprime « l’infini de la douleur sans espoir ». Proserpine, à qui nous avons conservé son nom grec de Perséphone, règne en ce séjour funèbre, longue, pâle, hiératique, tenant en main le lys noir. Dérobée à la terre, elle la regrette, et sa majesté terrible est compatissante aux malheureux.
Dans ce sombre royaume, Ariane pénètre. Elle vient rechercher sa sœur Phèdre, frappée par Vénus insultée. Elle a vu Thésée en pleurs et le spectacle de la douleur de l’époux, qu’elle adore malgré tout, lui a été insupportable. Oubliant la trahison de sa sœur, elle vient pour l’emmener, pour la rendre à Thésée.
« Hélas ! lui répond Perséphone, les âmes du Tartare ne remontent plus vers la lumière... »
Alors, Ariane use d’un stratagème charmant où se révèle une fois de plus la délicieuse imagination poétique de Catulle Mendès : « Je sais, dit-elle à Perséphone, que tu regrettes la terre ; je t’apporte des roses... » Et Perséphone, vaincue, de répondre : « Ah ! je respire la vie ! Fais ce que tu voudras ! » Puis la déesse infernale touche Ariane de ses mains... Elle la croyait une âme comme les autres... Et, au contact de la chair vivante, une émotion extraordinaire s’empare d’elle : « Vivante ! s’écrie-t-elle, vivante !... »
Et sa joie s’épanche en des vers d’un lyrisme passionné, déchaînés plutôt que chantés, et sur lesquels je n’ai mis qu’un simple petit accompagnement – le pouls qui bat.
Abraham Catulle-Mendès (1841-1909), à dr. Mme Camille Erlanger © Musica, mai 1904 (détail couv.) © Coll. part
Et M. Massenet, enthousiaste, s’assoit au piano et, tandis qu’il plaque son accompagnement symbolique, il déclame d’une voix vibrante les vers de son poète :
... Ô délices !
De pouvoir toucher la peau vive
De ses mains de chair !...
— Ici, continue-t-il sans quitter son tabouret, se place le ballet, le duel des Grâces et des Furies... Je vais vous le jouer...
Pendant cinq minutes, je suis sous le charme d’une mystique exquise, prenante et si délicatement nuancée... Le ballet d’Ariane sera un régal pour les dilettanti... Puis, sous les mains du compositeur, l’harmonie se fait large, sombre, tragique...
« C’est, m’explique-t-il, l’acte qui s’achève... Ariane est partie, emmenant Phèdre ; les Grâces, vaincues, se sont enfuies ; les roses disparaissent ; Perséphone reprend son attitude d’idole farouche et mélancolique, longue, pâle, hiératique, avec le lys noir... Cette fin d’acte doit, je crois, produire un grand effet dramatique, et nous y comptons beaucoup.
Portrait de Lucienne Bréval (en 1903) par Léon Bonnat - L'Album Comique Dramatique & Musical, n° 9, novembre 1908 © Coll. part.
Enfin, le cinquième acte est rempli tout entier par les lamentations d’Ariane, abandonnée au bord de la mer et que les sirènes, doucement, tout doucement, entraînent dans la mer, dans l’oubli de tous les chagrins...
Voilà ce qu’est Ariane. Vous m’avouerez qu’il est difficile de trouver un sujet plus simple à la fois et plus poignant, se prêtant mieux que celui-là au lyrisme d’une partition musicale. Je dois ajouter que nous serons servis par une interprétation vraiment hors de pair. Deux personnages féminins dominent toute la pièce, Ariane et Phèdre. Dans Ariane, Mlle Bréval atteint aux plus hauts sommets du lyrisme ; elle sera de toute beauté au troisième et au cinquième acte. Mlle Grandjean incarnera Phèdre avec son tempérament dramatique et ses remarquables moyens vocaux ; je crois que le quatrième acte lui réserve un grand succès personnel. Mlle Lucy Arbell fera Perséphone et Mlle Demougeot Cypris. Comme interprètes masculins, j’aurai en Muratore un Thésée jeune, terrible et charmant, et le grand Delmas fera un magnifique Pirithoüs.
Le chef Paul Vidal, créateur d'Ariane © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc
Enfin, je dois ajouter que Gailhard (3) monte notre œuvre avec amour, insufflant aux artistes son enthousiasme et sa foi, et trouvant, une fois de plus, l’occasion de déployer dans la mise en scène d’Ariane, son goût archéologique affiné et sûr, et que mon brave Vidal (4) dirige à souhait les répétitions. Tout le monde, enfin, travaille de son mieux, avec toute son activité et toute son ardeur. Nous sommes. Mendès et moi, enchantés, ravis et reconnaissants... »
Ainsi parla M. Massenet, père d’Ariane. Et il ne me reste, en terminant, qu’à souhaiter, à ce dernier né de son génie fécond, la carrière brillante de ses aînés.
Léo Marchès
(1) Massenet : Ariane - 3 CD Bru Zane "Opéra français" / BZ 053
(3) Pedro Gailhard (1848-1918), directeur de l’Opéra de Paris de 1884 à 1891 et de 1893 à 1907, signa la mise en scène d’Ariane dans des décors de Marcel Jambon & Alexandre Bailly (1er, 2e et 5e actes) et Amable (3e et 4e actes). Joseph Hansen était en charge de la chorégraphie.
(4) Toulousain, à l’instar de Pedro Gailhard, le chef et compositeur Paul Vidal (1863-1931) fut en activité à l’Opéra en 1906 ; de 1914 à 1919 il devait exercer les fonctions de directeur de la musique de l’Opéra-Comique
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