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Les Archives du Siècle Romantique (88) – Les contrebandiers dans l’intrigue de Carmen (Le Monde illustré – 15 février 1873)

2025 commémore le 150e anniversaire de la disparition de Georges Bizet. Le nom du Français est immanquablement associé à l’opéra Carmen, qui a fait sa renommée universelle. Une partition géniale, à laquelle on ne saurait toutefois réduire le compositeur. Nouvelle référence dans collection Portraits du Palazzetto Bru Zane, un superbe livre-disque (4CD) paraît (le 14 mars) (1) et apporte une contribution essentielle tant par sa variété (opéra comique avec Djamileh, ode-symphonie avec Vasco de Gama ; cantates avec Le Retour de Virginie, séduisante réalisation pleine de sens théâtral pour le concours du Prix de Rome en 1852, ici en première mondiale, et Clovis et Clotilde, autre pièce pour le concours de 1857 – couronné lui de succès ! – ; pages symphoniques, chœurs, mélodies, pièces pour piano) que par la qualité des interprétations.

 

On y trouve en effetdes chanteurs de premier ordre, rompus à ce répertoire (Huw Montague Rendall, Karina Gauvin, Cyrille Dubois, Mélissa Petit, Adèle Charvet, Julien Dran, Reinoud Van Mechelen, Patrick Bolleire, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Thomas Dolié, Isabelle Druet, Sahy Ratia, Philippe-Nicolas Martin), des chefs tels que François-Xavier Roth, Julien Chauvin, David Reiland et des pianistes connus pour leur curiosité envers les répertoires rares : Nathanaël Gouin, Célia Oneto Bensaid, Florian Caroubi et Anthony Romaniuk. Un contribution d’importance qui s’inscrit d’emblée parmi les jalons principaux de l’année Bizet – et une entreprise qui ne surprend pas de la part du Centre de musique romantique française.

 

Ce dernier ne s’interdit pas toutefois de s’intéresser à Carmen. Autre éminent spécialiste de Bizet, le musicologue Hervé Lacombe a ainsi signé chez Actes Sud / Palazetto Bru Zane « Carmen à sa création / Une Andalousie âpre et fauve » (2), passionnant ouvrage richement illustré qui s’attarde sur la fascination exercée par la partition de Bizet, et ce bien au-delà des seuls amateurs d’art lyrique. Un phénomène qui s’inscrit dans le contexte plus large de la fascination pour l’Espagne qui s’empara de la France des années 1860 et 1870. C’est l’occasion pour les Archives du siècle romantique de se pencher sur un autre aspect de l’intrigue de Carmen (de 1845, la nouvelle de Mérimé fut publiée deux ans plus tard) qui attise aussi bien des curiosités : l’activité des contrebandiers. Le 15 février 1873, deux ans donc avant la création de l’ultime réalisation lyrique de Bizet, Le Monde illustré publiait ainsi cet article de Pierre Lacaze, consacré aux douaniers et aux contrebandiers et accompagné de deux superbes dessins d’Auguste-André Lançon (1836-1885). (3)

 
Alain Cochard

 

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LE DOUANIER
 
L’œil au guet, l’oreille aux écoutes, c’est ainsi qu’il passe une grande partie de sa vie ; pour lui, ni trêve ni repos ; le retour de la mauvaise saison ne lui procure qu’un surcroît de fatigues et d’attention ; car c’est pendant les nuits noires, lorsque la tempête se déchaîne avec le plus de fureur, que son éternel ennemi, le contrebandier, tente les entreprises les plus importantes. C’est tout à fait la petite guerre, à laquelle ne manquent souvent ni les surprises ni les combats de nuit. La plupart du temps agresseur, le douanier est aussi quelquefois attaqué, pendant que le convoi de marchandises cherche à passer à l’abri du parti qui opère une diversion : incessamment sa vigilance arrive à être mise en défaut ; mais il ne se rebute pas pour cela, et ce n’est qu’au bout de trente ans de bons et loyaux services qu’il peut enfin aspirer à une retraite si bien méritée.
 
Douanier par A. Lançon © BnF - Gallica

 
Le corps des douaniers est recruté, comme on le sait, parmi les anciens militaires n’ayant pas dépassé un certain âge ; le service est pénible ; la solde est mince, malgré les parts de prise qui viennent quelquefois la grossir, et qui ne sont pas de trop pour soutenir une famille souvent nombreuse. Un certain nombre de douaniers, réunis en bataillons, sous les ordres de leurs chefs ordinaires, ont pris part à la campagne contre l’Allemagne ; et on n’a su ce qu’on devait le plus admirer chez eux, de leur discipliné ou de leur bravoure. Nous n’avons malheureusement pas le temps ici de retracer les épisodes de la guerre à laquelle ils ont pris une part glorieuse et trop peu connue certainement.
 
Les douaniers sont répartis sur les frontières terrestres et maritimes de la France en plus ou moins grand nombre. Suivant les besoins du service, les frontières où le service est le plus difficile pour eux sont principalement : les côtes de la Manche, les frontières belge, suisse et espagnole ; mais c’est surtout dans les défilés si pittoresques du Jura et des Pyrénées qu’ils ont besoin de déployer toutes les qualités du soldat en même temps que l’intelligence d’employés défendant les intérêts du trésor.
Autrefois, il existait, sur les frontières les plus menacées par la contrebande trois cordons de douanes ; le troisième et le second furent successivement supprimés ; mais la fraude devenant plus fréquente depuis les derniers traités de Commerce et la surélévation des impôts de toute nature, on se préoccupe vivement d’augmenter un corps qui rend tant de services, et il est probable que l’Assemblée nationale sera bientôt saisie d’un projet de loi à ce sujet ; nous nous plaisons à espérer que l’augmentation d’effectif sera aussi accompagnée d’une augmentation de bien-être pour des employés courageux, honnêtes et modestes sous tous les rapports.

 

LE CONTREBANDIER
 
Celui-là vit rarement vieux, et il a bien de la chance lorsque les hasards de son métier ne lui donnent pas pour tombe quelque obscur ravin, où son corps est déchiré par les bêtes fauves : en guerre perpétuelle avec la loi, sa vie n’est qu’une série de dangers et d’émotions qui ne déplaisent pas à certains d’entre eux. La plupart du temps, en dehors du métier qu’ils font, les contrebandiers sont de fort honnêtes gens, incapables de détourner une partie des marchandises qui leur sont confiées, ce qui leur serait souvent bien facile ; ils mettent même un certain point d’honneur dans cette honnêteté relative, et, par contre, tiennent beaucoup à leur réputation d’habiles fraudeurs ; en un mot ; bien qu’ils volent ; ils ne veulent voler que le fisc.
 
Contrebandier par A. Lançon © BnF - Gallica

 
Les contrebandiers sont souvent obligés de déployer dans leurs entreprises une finesse qui tient leur esprit constamment en travail ; et puis, que de difficultés dans l’exécution ! le bruit d’une branche cassée, d’une pierre qui roule dans un ravin, la moindre chose enfin suffit pour donner l’éveil à la douane. Quelquefois une marche audacieuse, à la rigueur même, quelques coups de fusil aident à faire passer le convoi ; mais bien souvent aussi ils sont surpris. S’ils en ont le temps, ils rétrogradent avec leurs marchandises, sinon ils les jettent dans les ravins ou les cachent dans quelque endroit connu d’eux seuls, d’où les douaniers, s’ils s’en aperçoivent, se garderont bien de les enlever ; car ces marchandises serviront d’appât pour prendre les coupables en flagrant délit.
 
D’autres fois, les fraudeurs affrontent une côte dangereuse par les temps les plus affreux, pour jeter sur la plage quelques ballots de marchandises que doivent emporter leurs affiliés. Mais là aussi la loi veille, et le riverain qui voit courir des fanaux sur la grève, et entend tirer quelques coups de fusil, sait ce que cela veut dire, et ne s’en inquiète pas davantage. Dans nos ports de guerre et nos arsenaux même, la surveillance est fort active. S’il n’y a pas là de contrebandiers de profession, il y a des fraudeurs d’occasion auxquels l’impunité ne doit pas être assurée plus qu’aux premiers ; aussi, lorsqu’un navire arrive des pays étrangers, prend-on toutes les précautions pour éviter la fraude, quel que soit le grade de la personne qui essayerait de la faire, afin que, partout et à l’égard de tout le monde, force reste à la loi.

PIERRE LACAZE
 
 
(1) bru-zane.com/fr/pubblicazione/portrait-georges-bizet/#
 
(2) bru-zane.com/fr/pubblicazione/carmen-a-sa-creation/#
 
(3) Le Monde illustré n° 827 sur BnF-Gallica, article aux pages 104 à 106 : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6226130k/f1.item.
 
 

 
Illustration : Décor de l’acte III de Carmen par Pierre-Auguste Lamy © PBZ

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