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Les Archives du Siècle Romantique(36) - Fernand de La Tombelle : Causerie sur la chanson (Saint-Cyprien, 6 septembre 1922)
Quel cadeau pour tous les amoureux de musique française ! Grâce au Palazzetto Bru Zane, le nom de Fernand de La Tombelle (1854-1928) sort d’un injuste oubli. Il est déjà plusieurs fois apparu dans les programmes (ceux du Centre de musique romantique française à Venise, comme ceux du Festival PBZ à Paris) et deux disques, l’un, chambriste, par le Quatuor Satie et Laurent Martin (Ligia), l’autre, une anthologie de mélodies, par Tassis Christoyannis et Jeff Cohen (Aparté) ont permis d’approcher l’esthétique du compositeur français. Avec le « Portrait » (en 3CD), très documenté, désormais disponible, on prend toute la mesure d’un créateur profondément attachant – et d’une étonnante personnalité !
Un « gentilhomme de la belle époque », a-t-on fort bien dit d'un musicien formé par Guilmant et Dubois qui, au mitan des années 1870, participa à la fondation de la Schola Cantorum aux côtés de Bordes et D’Indy (auquel il dédia son admirable Quatuor pour instruments à cordes op. 36, de 1896). Par ailleurs engagé dans l’aventure de la Société Nationale de Musique, il pouvait se prévaloir de l’amitié et de l’estime de Saint-Saëns et de Massenet.
Profondément musicien, le baron de La Tombelle fut aussi – et c’est sans doute cet aspect qui explique en partie le charme profond de son art – un être d’une curiosité et d’une ouverture au monde rares. Amoureux de peinture, d’architecture, de littérature, d’histoire, d’astronomie, de jardinage – quels soins attentifs apportait-il aux rosiers de sa propriété périgourdine de Fayrac ! –, de gastronomie, il se passionna pour les innovations de son temps : grand sportif, il dévorait les kilomètres, à bicyclette ou en automobile, avec la même énergie qu’il croquait la vie ! Dans le beau portrait qu’Antonia de Peretti Orsini, sa descendante, trace de lui, on apprend que notre compositeur-astronome eut même un projet de film sur les étoiles pour Pathé ; la grande guerre l’empêcha de se concrétiser.
Après Gouvy, Dubois, Jaëll, David, le « Portrait » que le Palazzetto consacre à Fernand de La Tombelle confirme sa place éminente dans le paysage musical de son temps. Et le sujet n’est pas réservé aux inconditionnels de raretés musicologiques ! Dès la Fantaisie pour piano et orchestre (1887, dédiée à Louis Diémer), qui ouvre le premier CD, sous les doigts ailés de l’excellent Hannes Minnar (l’un des lauréats du Concours Reine Elisabeth 2010) et la baguette engagée d’Hervé Niquet à la tête du Brussels Philharmonic, on prend toute la mesure d’une partition que l’on avait pu découvrir en 2017 au Festival Bru Zane à Paris dans la version pour piano et quintette. Un peu à l’étroit dans cette réduction (de la main du compositeur), l’ouvrage s’épanouit pleinement ici – il s’agit de la seconde version pour orchestre, plus légère et aérée que la première, avec les bois par quatre. Franck et Saint-Saëns y font sentir leurs influences certes, mais La Tombelle n’est pas le seul à les avoir subies et les transcende de manière très originale. Même bonheur que celui de céder à la force suggestive des Suites d’orchestre n° 1 « Impressions matinales » et 2 « Livre d’images », menées par un H. Niquet qui en soigne les riches coloris.
Côté musique de chambre, pas de doublon avec la discographie existante, hormis pour l’Andante espressivo pour violoncelle et piano, mais nul ne se plaindra de le découvrir par Emmanuelle Bertrand et Pascal Amoyel, à la suite de Guillaume Lafeuille/Laurent Martin et Edgar Moreau/David Kadouch (Erato). Après le Trio op. 35 et le Quatuor op. 36 par les Satie et L. Martin, on dispose enfin d’un enregistrement de la si française Suite pour trois violoncelles sous les archets complices de François Salque, Hermine Horiot et Adrien Bellom, du Quatuor avec piano, emporté avec jeunesse et fougue par I Giardini, et de la Sonate pour violoncelle et piano, défendue avec un beau lyrisme par le duo Bertrand/Amoyel. N’oublions pas enfin la Fantaisie-ballade pour harpe à pédales dont Nabila Chajai s’empare avec finesse et poésie.
Même complémentarité dans le domaine de la mélodie : après T. Christoyannis et J. Cohen, c’est au tour de Yann Beuron de faire équipe avec ce dernier pour illustrer en l’espace d’une dizaine de pièces l’art de mélodiste de La Tombelle ; un pan essentiel de sa production (150 titres environ). Ces pages révèlent une attention au texte, à la prosodie, une intelligence et une sensiblité de l’accompagnement qui en font une étape importante dans l’histoire du genre.
Enfin il faut ajouter la présence de quelques partitions chorales (par le Chœur de la Radio Flamande et Hervé Niquet) ; elles montrent, une fois de plus, la variété et la qualité d’inspiration de La Tombelle. Parmi ces morceaux figure Le Furet, sur le célèbre thème populaire.
Il nous conduit directement au nouvel épisode des Archives du Siècle Romantique : la retranscription d’une causerie du compositeur en 1922 sur la chanson, « la vraie chanson, celle, populaire, émanée du terroir, naïve, spontanée, expressive, toujours simple, et pourtant élégante, artistique au premier chef pour qui sait la discerner telle. » Un document issu du passionnant Fonds La Tombelle auquel le site bruzanemediabase offre librement accès.
Alain Cochard
Fernand de la Tombelle : Causerie sur la chanson (Saint-Cyprien, 6 septembre 1922)
Transcription d’un document manuscrit conservé par les descendants du compositeur, numérisé par le Palazzetto Bru Zane et mis en ligne :
www.bruzanemediabase.com/fre/Documents/Archives/Conference-inedite-de-La-Tombelle-Causerie-sur-la-chanson-1922
[…] Nous seuls connaissons le chant. C’est notre apanage humain. Les poètes ont pu, par assimilation, imaginer de faire chanter le rossignol, d’exalter le concert des grillons, de transformer en harmonies les mille bruits qui s’épandent dans la nature, mais rien de tout cela n’est du chant.
Le chant n’appartient en effet qu’au larynx humain, organe mystérieux dont personne jusqu’ici n’a pu en analyser le mécanisme. Seuls, les professeurs de chant s’avisent parfois de chercher à le perfectionner au risque de le détraquer. Et, avec eux, toute la catégorie des chanteurs hurlants, l’artillerie de l’opéra, qui en donnent jusqu’à ce que les veines du cou en éclatent, soutenus malheureusement par un public ne les admirant qu’en proportion du danger congestif qu’ils semblent courir, et prenant une satisfaction impavide à se demander comment ils en sortiront vivants, tel un dompteur ayant pénétré dans une cage de fauves !
Le chant dont je veux parler n’est pas cela. Celui que j’envisage c’est celui à la portée de tous, sans exception, avec plus ou moins d’organe, et de goût, sans aller jusqu’au talent, quoiqu’il soit bien certain que le talent ne nuit pas, et vous vous en convaincrez tout à l’heure.
C’est le chant qui a créé la chanson ! Mais ici, une définition s’impose : qu’est-ce que la chanson ? Combien il est difficile d’y répondre. Peut-être est-il plus simple de commencer par établir tout ce qui n’en est pas. D’abord les grands airs pour la voix ! Ensuite les petits airs pour le sentiment. Puis toute la série des refrains, sur des textes nuls jusqu’au crétinisme qui tout à coup surgissent et se propagent, sortant du café-concert en descendant jusqu’aux officines les plus méprisables ou, certes, ne se trouve plus ni concert ni café !
Ce sont le plus souvent des paroles sans suite au hasard des mots et dans une ignorance endémique de toute prosodie, entremêlées avec de vagues assonances s’imaginant poser pour des rimes, véritable bouillabaisse de sottises appliquées sur des thèmes de cors de chasse, ou, pis encore, de cornets à pistons, tandis que la vraie chanson, sans nom d’auteur, s’est développée par et pour la voix, et son origine se perd, sauf exceptions, sinon dans la nuit des siècles, du moins dans celle de notre connaissance.
Sous cette invasion malheureuse de rythmes claironnants, qui ne remontent guère à plus d’un demi-siècle, la vraie chanson, celle, populaire, émanée du terroir, naïve, spontanée, expressive, toujours simple, et pourtant élégante, artistique au premier chef pour qui sait la discerner telle, recule peu à peu au point d’être presque oubliée !
Elle était bien vivante pourtant, autrefois, cette chanson ! Et lorsqu’un artiste en possession de toute la pratique la plus subtile de son art en rencontre encore une au passage, il la ramasse, comme un botaniste cueille à travers la fenaison quelque fleurette inconnue qui porte à travers ses pétales, plus de charme, de fantaisie diaprée, de particules odorantes que bien des laboratoires horticoles !
C’était cette chanson, parfaitement vocale toujours, et non plus ou moins issue de refrains de marche soldatesque, que fredonnait l’enfant. L’adulte y ajoutait peu à peu des couplets. Ils n’étaient pas toujours très hébreux, mais cela faisait nombre. Et longtemps, très longtemps après, pour l’enseigner à d’autres enfants, tout petits, les vieilles grand-mères retrouvaient encore dans leur voix cassée quelques notes qu’elles associaient au ronronnement de leur rouet, l’hiver, à la lueur d’un Caleil, à la tiédeur du Canton en en soulignant le rythme par le balancement d’une bercelonnette.
Et l’enfant s’endormait. Tandis qu’avec les refrains qui nous arrivent de l’exploitation mercantile des cités, l’enfant se réveille et crie !... prouvant par là qu’il a d’instinct plus de goût naturel que la plupart de ses parents !
Qu’il y en avait de jolies, parmi ces chansons, qu’il suffirait pour les faire renaître de ne pas les avoir oubliées, et, les eut-on gardées au fond de la mémoire, de ne pas les mépriser pour réserver son admiration et son attirance pour des horreurs dont inondent le marché certains fabricants de ce produit, qui n’ont même pas le mérite de l’avoir trouvé eux-mêmes ni tout seuls !
Qu’il y en avait de jolies, parmi ces chansons. Il s’en trouvait de gaies, de spirituelles au point que certaines strophes n’étaient pas précisément à l’usage des couvents. Mais en glissant sur les mots inquiétants on parvenait à les faire passer.
Il y avait toute la série des vieux noëls, évocateurs de la crèche de Bethléem associant aux limpides nuits d’Orient, la lune de nos climats quand, luisant à la fin de décembre, elle fait vibrer jusqu’à l’horizon vaporeux, tout un linceul de neige.
Il y avait, plus récentes, les chansons du XVIIIe siècle, sentant la poudre parfumée, et empreintes de toute la préciosité de galanterie de l’époque.
Aussi, les chansons de chasseurs, non pas en course, cela eut effarouché le gibier, mais au retour, après dîner et devant les servantes d’auberge, plus résistantes à la fuite !
Mais on rencontrait également le drame, comme les plus modernes scénarios de cinéma en donnent, drames terribles et finissant généralement par la mort de quelque victime innocente.
Il y avait enfin les chansons de moissonneurs, pour lesquelles on payait plus cher, celui ou celle qui en savait le plus et qui par ses refrains inépuisables, activait le glissement des faucilles.
Tout cela est presque perdu, ou bien ne se retrouve que dans quelques bouquins moisis, anciennes pâtures du savant chanoine Chaminade qui en a exhumé les meilleurs feuillets, à part d’autres lambeaux qu’il a recueillis dans la mémoire de quelques vieux les fredonnant encore en terminant leur carrière épuisée sur le seuil ensoleillé d’un chaume solitaire. […]
Signature de Fernand de La Tombelle © coll. part.
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